Western et anti-western

Western et anti-western
Par Jean-Claude Izzo

Depuis mon enfance j’ai toujours été passionné par le western. J’en ai vu beaucoup. Et il y en avait beaucoup à voir…comme aujourd’hui d’ailleurs. Avec une différence. Il semble en effet, ces derniers temps (peut-être avec « Willy Boy », mais certainement plus tôt avec « Le Gaucher ») que le western a pris une forme nouvelle, que son écriture a changé, que les images ne montrent plus ce qu’elles montraient il y a dix ou quinze ans. Bref, pour reprendre certaines expressions – courantes d’ailleurs depuis 1965 ! – le western serait mort ; il y aurait même des anti-westerns. (1)

 

Une rupture

Qu’en est-il exactement ?
Car tout n’est pas si simple, si clair.
Il est vrai qu’en dix ans il y a eu un bouleversement, une rupture au niveau du langage cinématographique du western. Rupture ressentie par le public qui ne retrouve plus dans le western ce qu’il cherchait, rupture « dénoncée » par la grande majorité des critiques qui parlent de « mort du western ».
Cette rupture entre le western classique, FORMEL d’un John Ford par exemple et le western MODERNE d’un Arthur Penn, ne se situe pas cependant au niveau des thèmes. Elle se situe au-delà. En effet, dans l’un comme dans l’autre western les thèmes restent les mêmes. Rappelons-les. (2) :
1. Les thèmes d’ordre moral ( l’amour, l’amitié, la justice, la vengeance ) avec par exemple « Attaque au Cheyenne Club ».
2. Les thèmes d’ordre humain ( la vie, la mort, la chasse à l’homme, le vol, la haine, le racisme), par exemple : « Willy Boy ».
3. Les thèmes d’ordre historique ( la conquête de l’Ouest, la guerre de Sécession, les Indiens ), par exemple : Little Big Man ».
4. Les thèmes d’ordre économique ( la culture, l’élevage, la banque, le chemin de fer, le whisky ), par exemple : « Chisum »
5. Les termes d’ordre politique ( les militaires, l’ordre, les policiers, le tueur à gages, les politiciens, la grande propriété ), par exemple : « La horde sauvage ».

Qu’est-ce qui a donc changé si ce ne sont les thèmes ? Pour esquisser une réponse à cette question prenons deux films qui racontent la même histoire, celle de la défaite du Général Custer : « La charge des tuniques bleues », de A. Mann ( 1955 ) et « Little Big Man », de A. Penn (1971).

 

« Il y a une telle différence, note Francis Lacassin (3), qu’on a peine à croire qu’il s’agit de la même bataille. »
Dans le second Custer « est complètement ridiculisé, les Indiens, au contraire, sont très ennoblis. C’est la bataille de Little Big Horn vue par les Indiens vainqueurs ».
Disons-le, c’est l’anti-western par excellence. C’est-à-dire que l’on assiste à une démystification complète de la conquête de l’Ouest.
Et certes cela est un des aspects majeurs du western contemporain. Mais cette démolition des mythes est la conséquence directe d’un fait d’une bien plus grande importance : ce n’est pas le western qui meurt, c’est le « héros », reflet de l’homme américain issu d’une société qu’on disait triomphante et éprise de justice et de liberté.
On ne me suivra peut-être pas jusque-là. Je précise donc, empruntant cette affirmation à Guy Gauthier : le héros du western a toujours été un personnage, non pas historique, mais contemporain du film. Chaque époque s’est ainsi projetée dans le western.
De ce fait, la « mort du western » est « inhérente à une certaine prise de conscience de l’Amérique qui se répercute dans ce domaine privilégié… ». Et comme le note encore F. Lacassin « peut-être consécutif à la guerre du Vietnam, qui n’a pas tellement inspiré les cinéastes américains, surtout si l’on compare à la seconde guerre mondiale ».
N’étant que peu traitée cinématographiquement, la guerre des Américains contre les Vietnamiens l’est aujourd’hui par les cow-boys et indiens interposés. Ajoutons à cela que les indiens eux-mêmes tentent actuellement de se libérer de leurs chaînes.

Il y a donc éclatement de l’Histoire, passée et présente, si bien que le nouveau western n’est pas tant nouveau par l’esthétique que par la prise de conscience. C’est ainsi que les héros du western actuel sont, dans la plupart des cas « des gens à problèmes, ancrés dans des préoccupations quotidiennes ».

 

Le héros

Entre le héros d’aujourd’hui et celui d’hier la différence est radicale.
Elle permet de suivre l’évolution du peuple américain : de son triomphalisme à la prise ( crise ) de conscience. Nous distinguons trois grandes périodes. (4).
La première est celle qui a profondément marqué le western, qui en a fourni l’image type, celle à laquelle nous sommes habitués. Le héros est triomphant, sûr de lui, sans complexe, bien vètu. « Il est à la fois le conquérant victorieux et l’aventurier colonial. Il ne respire que dans l’épopée, son décor d’élection est l’Ouest traditionnel, et il s’incarne dans les acteurs séducteurs à la Tyronne Power ou à la Errol Flynn. »
La seconde a certainement servi de transition, tout en nous ayant beaucoup marqués. C’est toujours du western classique mais la voie est ouverte à toutes les démystifications. « Le héros s’humanise et commence à descendre de son piédestal. Il retrouve les problèmes quotidiens et exprime les inquiétudes d’une société que la guerre a sortie d’elle-même. Vieilli, mûr, un peu désabusé (…) Gary Cooper (…) incarne parfaitement ce type de héros. Le Mexique plus plausible comme décor colonial, prend quelque importance ».

Enfin dès le début des années 1960, « La guerre du Vietnam et la crise de la société américaine font irruption dans le western. L’anti-héros, mal rasé, mal lavé, mal habillé, est physiquement l’anti-thèse de Tyronne Power. Ses efforts dérisoires le conduisent à l’échec dans un décor sinistre ou pour le moins dépourvu de tout romantisme ».
Le manque de place obligatoire à quelques schématismes que je regrette un peu. Mais on s’aperçoit malgré tout que les guerres « ont finalement beaucoup plus affecté l’Amérique que ses propres crises internes ».
On peut dire enfin, pour résumer que, jusqu’aux environs de 1960, « le western assumait en quelque sorte l’impérialisme américain ».
Si l’Amérique est sortie triomphante de la guerre mondiale, le héros, lui, est en quelque sorte mort en Europe. La guerre d’Indochine, puis l’engagement total au Vietnam ont ensuite fini par faire douter du « héros », et par là, de l’homme américain lui-même, de son idéal, de sa morale « capitaliste ».
Le passé ( génocide indien, exploitation des plus forts sur les plus faibles ) et le présent ( génocide vietnamien, exploitation et aliénation de la plus grande masse par une minorité ) repose sur le même axe : profit et super-profit capitalistes et ce qui en découle : Etat policier, fin des libertés, racisme, répression.

 

La fin d’une morale

C’est pour cela que les thèmes sont restés identiques. L’aboutissement du thème traité seul diffère. Hier, le western évoluait dans une société sans problèmes avec une morale définie et un « héros » défenseur de la morale.
Aujourd’hui la société américaine est en crise, la morale est certes la même, mais le « héros » n’a plus de morale. Il est amoral politiquement et économiquement. C’est-à-dire, pour être clair, que le « bon » qui réprimait toujours le « méchant », voleur, truand, indien… a complètement disparu. Il n’y a plus ni bons ni méchants car la société américaine entière repose sur le profit, le vol, la richesse, la propriété privée, la truanderie, le crime…
A la limite, on peut dire que le « héros » actuel de western est à l’image de la société américaine capitaliste, de son « héros présidentiel », et que le western met en scène les contradictions de l’Amérique elle-même. Et il y a de ce fait, en quelque sorte, un désespoir collectif qui se dégage des westerns actuels.
On a pu le constater d’ailleurs, les nouveaux westerns s’achèvent sur un massacre, une tuerie.
C’est la fin du rêve, d’un rêve dirons-nous. Car les rêves demeurent. Superman est mort. L’homme redevenu « réel » avec les soucis contemporains de l’Amérique relève la tête. Après le « massacre » et au-delà de « The End », il doit bien y avoir autre chose… Il y aura autre chose.

 

(1) Le western « italien » est un phénomène bien particulier que je n’aborde pas me limitant au western américain qui conserve malgré tout le monopole de la production.
(2) Classification donnée par Guy Allombert : « les westerns présentés en France de1967 à 1972 ». Les Cahiers du Cinéma, avril 1972.
(3) F. Lacassin : « Le héros désintégré », entretien avec Guy Gauthier. Les Cahiers du Cinéma, avril 1972.