Scandales et règlements de comptes

En marge de l’affaire Delouette-Fournier
Par Jean-Claude Izzo

 
 

Six ans après le scandale de l’affaire Ben Barka, qu’aucun démocrate n’a oublié, voici une nouvelle fois les services secrets français, le SDECE à la une de tous les journaux français avec un nouveau scandale :  » l’Affaire Delouette – Fournier ».
Bien que ce mauvais roman, comme le disait M. Michel Debré, n’aurait dû figurer qu’à la 15ème page d’un journal de troisième ordre et encore en petits caractères, nous avons tenu à faire, pour nos lecteurs, le point sur cette affaire qui, banale au départ puisqu’il s’agissait de drogue, est devenue une affaire d’Etat. »

Nous continuons d’attendre du gouvernement toutes les explications permettant à l’opinion de connaître exactement la vérité en cette circonstance.

Jusqu’à présent toutes les déclarations gouvernementales n’annoncent, comme le notait : « l’Humanité » que l’enterrement d’une affaire décidément embêtante pour un régime où les services secrets se retrouvent au coin de toutes les histoires sombres.

 

Les opinions diverses

Chacun a pu se faire une opinion à ce sujet. Pour « Le soir », il y a actuellement trois courants d’opinion : pour les uns l’affaire Delouette-Fournier est uniquement une affaire de drogue. Pour d’autres, il s’agit essentiellement d’une affaire d’espionnage dans laquelle la drogue n’est qu’un aspect accessoire. Enfin, certains estiment que la drogue a été le prétexte à un règlement de comptes entre services secrets.
Peut-être les trois opinions sont-elles valables.
Peut-être aussi, comme l’écrivait « L’Aurore » ce bouillon de culture brusquement réveillé n’est qu’un aspect de la véritable affaire qui dit-on, serait de nature politique. Ceci explique cela.
Jean Daniel, dans le « Nouvel Observateur » constate : « Le milieu a sa loi. Toute société a ses règles. Quand une minorité ne joue pas le jeu, n’observe pas les règles, la société la rejette. Mais quand ceux qui n’observent plus les règles du jeu deviennent trop nombreux, c’est que la société se désintègre. Ceci est valable aussi bien au SDECE et dans l’immobilier qu’à Pigalle. Aujourd’hui personne ne joue plus le jeu. Et les loups se dévorent entre eux. Et c’est alors le grand déballage.

 

La règle du jeu

Qui sont les loups ? Quelle est la règle ? C’est toute l’histoire du SDECE qui, en 25 ans d’existence, n’est apparu aux yeux du public qu’à travers les scandales.
Rappelons donc les faits : Roger Delouette ancien agent du SDECE, a été arrêté aux Etats-Unis avec 44 kilos d’héroïne. Après interrogatoire par la justice américaine, il dénonce son ancien chef, le colonel Fournier comme l’organisateur du trafic.
C’est le premier nom lâché. D’autres vont suivre : Barberot, Beaumont, Guibaud, Beaujolin, Alexandre de Marenches. On reparle d’affaires passées, que le public n’a pas oubliées, Ben Barka, Markovitch.

Il apparaît alors que l’arrestation de Delouette n’est pas le début mais la fin d’une affaire. Car ce qui se joue, en fait, au niveau des services secrets, c’est un nouvel épisode de la rivalité entre « gaullistes historiques » et partisans hétérodoxes de l’actuelle majorité. Les uns, unis, au-delà de leurs contradictions par fidélité inconditionnelle à la personne, puis au souvenir du Général : gaullistes de gauche, comme M. Barberot ; CDR de M. Pierre Lefranc (…) ; activistes du SAC. Les autres, ralliés au président Georges Pompidou.
Le premier qui ouvrit le « feu » fut le colonel Barberot, 56 ans, en donnant le vrai nom du colonel « Fournier » et en accusant le « colonel Beaumont », ancien directeur adjoint du SDECE, de haute tension ( celui-ci a d’ailleurs répondu par un procès en diffamation.) Le colonel Beaumont, alias René Bertrand, fut en 1964, sous le règne des généraux Jacquier et Guibaud, le véritable patron du SDECE, en sa qualité de directeur de la Recherche. Il est l’homme qui au SDECE dut interrompre sur ordre du Général de Gaulle certaines collaborations avec la CIA. C’est lui aussi qui, en 1970, liquida une cellule de SDECE dont dit-il, les activités non contrôlées étaient dangereuses pour le service. Il fut ensuite limogé.

 

La liquidation

La clef de ce limogeage, comme de la liquidation actuelle du colonel Beaumont, on doit la chercher dans l’opposition dans l’opposition de certains gaullistes à l’accession au pouvoir de M. Pompidou, comme le rappelle d’ailleurs « L’express ».
On se souvient qu’en 1968, après le succès électoral de de Gaulle, M. Pompidou est écarté du pouvoir. Certaines rumeurs courent bientôt, associant son nom à l’enquête sur le meurtre du play-boy yougoslave Stéfan Markovitch, ami d’Alain et de Nathalie Delon… La machination se précise après l’annonce faite à Rome par M. Pompidou de sa candidature éventuelle à la succession du général. M. Pompidou fait alors appel au colonel Beaumont pour déceler l’origine de ces rumeurs. L’enquête officieuse du directeur adjoint du SDECE conduit à une « agence » de sa base parisienne, recrutée et manipulée par un groupe d’ »officiers  » du SDECE, membres également du SAC : le capitaine Paul Sentenac et deux civils, MM. Pradier et Marciani, placés sous l’autorité du « colonel Paul Fournier ».
Dès son arrivée au pouvoir, en juin 1969, M. Pompidou ordonne une enquête intérieure : elle aboutit, au début 1970, à la liquidation de la cellule dangereuse pour le service, c’est-à-dire la démission de Marciani, l’élimination de Sentenac et Pradier accusés d’avoir voulu déshonorer le Président de la République et d’avoir constitué une hiérarchie parallèle. Les épurés se jugent alors victimes d’une opération « antigaulliste » de la part du colonel de Beaumont. Et ils vont en référer à des amis politiques : le colonel Barberot, le général Billotte et M. Pascal, chef de cabinet de M. Chaban Delmas.
M. Beaumont est alors accusé par le clan des « gaullistes historiquess » d’avoir lui-même monté une machination machiavélique contre M. Pompidou pour exercer un chantage. Et plus grave encore, d’être un traître depuis plus de 20 ans, travaillant pour les services soviétiques et yougoslaves. Ce qui prête à rire. En effet, M. Beaumont, dont les rumeurs disent qu’il fut un collaborateur de Philippe Henriot à Vichy, a, en 1948, sous couvert du SDECE, dirigé les parachutages anticommunistes dans les Balkans, en liaison avec la CIA. Quoi qu’il en soit après cette épuration, un an passe. Et en octobre 1970, Guibaud est remplacé à la direction du SDECE par Alexandre de Marenches, ami personnel de M. Pompidou. Le premier acte du nouveau patron est de liquider Beaumont.
Il a été sacrifié, disent certains. Pour les gaullistes intégristes, il existe tout un groupe de gaullistes durs, désireux de prendre les commandes du SDECE. Et cela dans un but essentiellement évident : les durs du gaullisme estiment que Georges Pompidou trahit les buts idéologiques du Général en se rapprochant de l’Amérique.
D’où une certaine opération montée par des gaullistes intransigeants pour dire que tout ne va pas pour le mieux au SDECE, qu’il y a trop de trafiquants et de traîtres. C’est Roger Barberot qui viendra le clamer à la radio et à la télévision.
Paradoxalement, c’est M. Michel Debré, ministre d’Etat chargé de la Défense Nationale qui défendra, face au public, son contre-espionnage malmené par certains de ses propres amis.

 

De l’argent frais

Et Delouette dans tout ça ? Un ancien agent et un trafiquant. En effet, il avait été envoyé en Algérie par une société d’engineering et proposait, en fait, des contrats d’armes sur catalogue. Ce en quoi « l’Express » s’interroge valablement : A quoi servent les services secrets placés depuis 1966 sous la tutelle des Armées ? Apparemment, à bien des choses. Par exemple, à assurer des marchés pour appliquer la politique française d’exportation d’armes dans le monde. Politique en marge de laquelle s’opèrent toutes sortent de trafics.
Et il y a eu des révélations d’un quotidien de Paris à ce sujet.
Ainsi, si l’on sait que la fausse monnaiee est une arme financière très prisée des services de renseignements français qui sévissait en Indochinee du temps où nous y faisions la guerre, tiraient leurs principalement ressources de la plus grande maison close du pays, eh bien aujourd’hui on doit savoir que de nombreux réseaux d’espionnage font du trafic de drogue pour avoir de l’argent frais !
Certains chefs de réseaux d’espionnage sont devenus chefs de réseaux de drogue. Et l’argent frais devient capital financier. Et là, on dit que beaucoup de choses se passent en Suisse. On y « honorabilise » cet argent, on le réinvestit dans les maisons de crédit, dont le plus souvent les capitaux servent à la promotion immobilière.

Ils seraient même parfois réinvestis en France, où d’honorables PDG ne seraient en fait que les hommes de paillen ayant signé une décharge financière à leurs responsables de réseaux.
PDG dont les entreprises ont été montées en fait grâce aux capitaux tirés du trafic de la drogue.
Delouette lui était peut-être dans le circuit et, chose probable, pour avoir été un concurrent un peu trop déloyal de la mafia ( qui avait le monopole du trafic ) a été donné par cette Mafia à des bureaux de répression des narcotiques.
Il a lâché le morceau. Le SDECE apparaît et l’on entre alors dans le marécage, où les coups semblent partir de tous les côtés et contre tout le monde : c’est l’heure, semble-t-il, des réglements de compte à tous les niveaux.
Les attaques de l’heure présente ont même l’air de se préciser sur les gaullistes de gauche, avec « l’affaire Beaujolin », trésorier de cette tendance gaulliste.
M. Beaujolin anima avec M. Barberot, la société Martmair, autorisée aux opérations d’armement et pour le compte de laquelle M. Barberot avait vendu des auto-mitrailleuses en Indonésie au début des années 50. Cette société est devenue une affaire de services. M. Beaujolin, spécialiste de ce genre d’import-export, est le patron occulte du bureau pour le développement de la protection agricole, le BDPA dont M. Barberot est le directeur général et dont Delouette fut le conseiller technique. Il a opéré plusieurs affaires d’exportation de viande ( 10 000 tonnes ) vers l’Espagne. Viande qui, selon les autorités espagnoles, était avariée, et que M. Beaujolin aurait vendue à un prix fort. Il eut pour cela des difficultés avec la douane française et une plainte fut déposée. L’affaire qui était depuis six ans à l’instruction est remise à l’ordre du jour par le « Figaro ».
On le voit, autour de cette affaire Delouette se règlent des comptes assez malodorants.

 

Du scandale en perspective

On ne peut ici et aujourd’hui conclure. On ne peut que prendre acte de tout cela et se dire que le départ du directeur de la police judiciaire soit normal, que le retour aux USA du directeur du bureau des Narcotiques soit dans l’ordre des choses prévues, que toute cette affaire regorge de coïncidences ; que tour cela est dû au hasard.
Mais le hasard fait décidément bien les choses afin que tout soit trouble dans une affaire où, malheureusement l’on n’arrive pas à trouver les tenants et les aboutissants.
Une chose est pourtant sûre : ce régime est celui des scandales : scandale de la Villette, scandale des sociétés immobilières, scandale de la drogue et maintenant des trafics d’armes et de viande.
Et ce n’est pas tout ! Il existe à la direction de la Police Nationale, rapporte « L’Express » une liste impressionnante d’affaires où sont mêlés d’anciens éléments troubles du SDECE, du SAC, des CDR, et autres organisations parallèles.
Du scandale en perspective.
Mais il y a une autre perspective : celle d’un jour où le peuple aura à choisir entre un régime en décomposition qui favorise, autorise les scandales et la construction d’une société plus juste, plus propre, une société qui sera contrôlée par tous.

 

Jean Claude IZZO