Les derniers Indiens ne veulent pas mourir

Par Jean-Claude Izzo

 

Le 12 juin 1969, des policiers armés de mitraillettes, soutenus par un hélicoptère, débarquent sur l’île d’Alcatraz, près de San Francisco, pour attaquer un groupe de quinze Indiens ( dont quatre femmes et cinq enfants ).
Là, soutenus entre autres par la présence de l’actrice américaine Jane Fonda, ces Indiens revendiquaient le droit de résider sur la terre de leurs ancêtres.

A la même époque d’autres « trublions rouges  » » osèrent s’installer les collines de Richmond, terrain abandonné par l’armée. Le shérif, avec ses hommes, aidés de policiers et des soldats appelés en renfort, les chassèrent également sans ménagement.

Des « vastes plaines  » » aux réserves, des réserves aux bidonvilles, ces quelques Indiens courageux réclament aujourd’hui au gouvernement américain le droit de vivre. L’île d’Alcatraz reste un symbôle pour eux. En l’occupant ils ont dénoncé le scandale des réserves indiennes, comme en témoigne la proclamation en dix points adressée, le 21 novembre 1969, au président Nixon :

« Il nous semble que cette île d’Alcatraz est tout à fait convenable pour une réserve indienne, d’après les critères établis par les Blancs. Nous voulons dire par là que :

  1. Elle est isolée de la vie moderne et sans moyens de transports :
  2. Il n’y a pas d’eau courante.
  3. Il n’y existe aucun établissement sanitaire ;
  4. Il n’y a ni ressources minières, ni pétrolières ;
  5. Il n’y a aucune industrie, et le chômage est général ;
  6. Il n’y a aucun établissement de soins médicaux ;
  7. Le sol est rocheux et improductif ; il n’y a pas de gibier ;
  8. Il n’y a aucune école ;
  9. La population est trop importante pour la superficie du terrain ;
  10. La population a toujours été maintenue prisonnière et dépendante. »

Le 20 novembre 1969, ils devaient revenir à Alcatraz, décidés à y rester. Cette fois-ci ils étaient environ une centaine, représentant cinquante tribus. Il s’agissait du plus vaste éventail jamais réuni à l’occasion d’une manifestation indienne.
Aujourd’hui, deux ans après, les Indiens sont toujours sur l’île d’Alcatraz.
Ainsi, après bien d’autres drames, « l’incident » d’Alcatraz est de ceux qui rappèlent régulièrement l’atroce tragédie de la conquête des grandes plaines de l’Amérique du Nord par la « civilisation blanche », événement qui dura plus d’un demi-siècle et qui se termina par la défaite mitaire et politique, économique, sociale et aussi biologique des Indiens, un génocide presque aussi réussi que Bob Dylan chantait, il y a quelques années, en ces termes :

« Je l’ai lu dans l’histoire,
Les Américains
Se couvrent de gloire
Contre les Indiens,
Ils les massacrèrent
Le cœur bien en paix,
La conscience claire
Et Dieu à leurs côtés.»

 

Evangélisation, pacification, normalisation

Depuis 1492, les Indiens ont constamment vécu sur le qui-vive pour défendre LEUR société, avec leurs mœurs, leurs coutumes, leur religion ; pour défendre aussi leur vie et celle de leur foyer.

En 1789, dans une pétition adressée aux nouveaux occupants, les « peaux rouges » expliquaient ce qu’était leur mode de vie et leur idéal : « Nos ancêtres vivaient en paix, dans l’amour et la grande harmonie et ils avaient de tout dans la grande plaine. Quand ils voulaient de la viande, ils n’avaient qu’à courir un peu dans les fourrés avec leurs armes et bientôt ils apportaient à la maison de la bonne venaison, ratons, ours et oiseaux. S’ils choisissaient d’avoir du poisson, ils n’avaient qu’à se rendre à la rivière ou suivre le rivage de la mer… ils plantaient seulement un peu de graines et des haricots et ne gardaient ni bétail ni chevaux, car ils n’en avaient pas besoin. Et ils ne se disputaient pas pour leurs terres, elles étaient en commun à tous ; ils n’avaient qu’un seul grand plat et ils pouvaient manger ensemble en paix et dans l’amour. »

Apparemment il n’y avait là rien de barbare, de sauvage ! On sait d’ailleurs par la lecture du « Dernier des Mohicans » ou de « La Prairie » de J. Jenimore Cooper, que les Indiens avaient un grand sens de l’hospitalité et de l’amitié. On sait aussi – bien que trop mal encore – ce qu’il en est advenu de ces Indiens paisibles : une longue fuite devant la mort.

Les belles épopées du western qui, sur les écrans de cinéma, ont émerveillé notre enfance, n’avaient pour but que de mettre les Indiens à la botte – des colons blancs. Il fallut ensuite, après avoir brisé la résistance qu’incarnèrent de grands chefs comme Cochise ou Géronimo ( qui étaient des hommes de paix ), apprivoiser, « civiliser » ces « sauvages » comme des bêtes dans les zoos. On leur inculqua la culture blanche. Cette opération, étalée sur des siècles, prit divers noms : évangélisation ( catholique puis protestante ), pacification, normalisation… Un vocabulaire que l’administration Nixon emploie aujourd’hui encore dans sa guerre impérialiste et raciste contre le peuple vietnamien.

Finalement, en liberté toute relative (dans ou hors des réserves) « les sociétés indiennes, les systèmes politique et social, les croyances religieuses et les rites ont, tous, à un degré ou un autre, subi l’impact de l’homme blanc (…) La culture indienne en tant qu’entité a été généralement mêlée à la culture européenne et, dans certains endroits, où de nombreux esclaves noirs étaient introduits, à la culture africaine. »

Néanmoins, même si la vieille culture indienne est presque perdue, les Indiens ont survécu.

Certes, les jeunes Indiens aiment le jazz, la pop’music, dansent le rock-and-roll… Ils s’habillent à l’américaine et travaillent comme n’importe quel citoyen. Mais tous se retrouvent régulièrement lors des fêtes rituelles et cérémoniales auxquelles ils participent avec dévotion.

Le fait important qui a joué un rôle capital dans la résistance à l’assimilation – même si cette résistance a été passive pendant des années – c’est la notion de « tribu ». Les Indiens n’ont jamais perdu le sens de la communauté. Ils disent toujours « nous », jamais « moi ».

Un autre fait, non moins important, qui a permis le réveil de la conscience indienne est la situation sociale, oppressive et répressive, dans laquelle ils vivent.

 

La minorité nationale la plus isolée du monde

La minorité nationale la plus isolée du monde et la plus négligée a, en principe, les mêmes droits que n’importe quel Américain.

C’est-à-dire qu’ils ont le droit au travail. Or, « le chômage est très répandu et les revenus sont bas. Le chômage atteint en effet de 40 à 80 % chez les Indiens, alors qu’il est d’environ 4 % pour le reste de la nation. Le revenu moyen par semaine d’une famille indienne est de 30 dollars, soit moins du quart du revenu hebdomadaire des autres Américains. Ils ont aussi le droit de se loger. Mais 90 % des Indiens vivent dans des cabanes au toit de tôle ondulée ou dans des autos abandonnées. Près de 60 % des « maisons » se trouvent à plus d’un kilomètre et demi des sources d’eau potable. Enfin les enfants ont bien sûr droit à l’enseignement.

Et Sirley Keith, anthropologue indien, écrit : « L’enseignement donné aux Indiens est une honte nationale. La méthode consistant à enlever les enfants à leurs parents pour les placer en internat dans des dortoirs, soumis à une discipline quasi militaire a pour résultat, non seulement une aliénation et une désorientation culturelle, mais également un nombre de suicides double de la moyenne pour les mêmes groupes d’âges (…) Ces suicides se produisent dès l’âge de huit ans (…) Les enfants indiens qui fréquentent des externats en majorité blancs sont dans une situation à peine plus enviable : ils ont la chance de vivre avec leur famille, mais se trouvent quotidiennement face à des maîtres qui ne respectent pas leurs traditions et des élèves blancs qui se moquent parce qu’ils sont Indiens.

Bien des journées d’école se terminent par un pugilat ou un nez brisé (…). Un pour cent seulement des jeunes indiens entre à l’Université ; un faible pourcentage pourrait être accepté au collège, mais ne peut trouver l’argent nécessaire. »

S’ils n’ont pas le droit de vivre, les Indiens ont le droit de mourir à l’âge ( moyen ) de 43 ans ! Là aussi, jusque dans la mort il y a injustice : un Blanc meurt environ vers 70 ans.

 

Les derniers Indiens ne veulent pas mourir

La majorité indienne, après plusieurs siècles de patience, d’endurance et de passivité relève la tête. Les « musées » indiens que sont certaines réserves ne veulent plus jouer le « rôle » qu’on voudrait leur voir jouer. « Les mouvements politiques et culturels indiens… » rejettent complètement d’ailleurs l’idée d’une culture indienne comme musée.

Les Indiens d’aujourd’hui, même américanisés, ont gardé la « peau rouge ». Ils le savent et ils en sont fiers, eux, qui sont les premiers occupants de ce pays appelé Etats-Unis d’Amérique.

Les Indiens d’aujourd’hui veulent plus de liberté, le droit d’être entendus comme des citoyens, le droit de vivre comme ils l’entendent, c’est-à-dire plus près de la nature, sur des terres qui appartenaient à leurs ancêtres et revenir aux valeurs qui leur sont propres.

Un étudiant indien de 19 ans déclarait récemment à un journaliste : « il est temps que les Indiens se réveillent et cessent de se laisser conduire par le bout du nez par les Blancs.

Nous assistons donc à une renaissance de la notion d’Indien, le retour du Peau-Rouge, comme le dit Leslie A. Fiedler.

Fait extraordinaire d’ailleurs, alors que la mystification du génocide indien s’est opérée par toute une littérature et un cinéma qui ont calomnié ce peuple, l’assimilant purement et simplement aux barbares féroces, la renaissance indienne s’opère aussi par une prise de conscience culturelle ( chants, films, livres).

Plus particulièrement depuis quelques mois, la « question indienne » se pose à nouveau à la conscience américaine. Sur le marché commercial du livre, du cinéma, du disque, les Américains blancs proposent à leurs concitoyens et au monde entier un nouveau regard sur l’histoire et sur les problèmes actuels des Indiens d’Amérique du Nord : Johnny Cash se vante d’avoir du sang indien, Buffy Sainte-Marie ( d’origine indienne ) chante son peuple, des films comme « Un nommé cheval », « Soldat Bleu » ou « Little Big Man » se réclament ouvertement des Indiens et dénoncent le génocide blanc. Le livre de L. A. Fiedler : « Le retour du Peau-Rouge » ou le film « Willy Boy » prolongent cette réflexion.

Le génocide blanc fut donc seulement presque réussi.

Ils sont aujourd’hui 500 000 aux Etats-Unis, descendants des réserves où sévirent, après maintes humiliations, d’autres humiliations, la faim, la misère, et les maladies.

Il ne sera guère possible maintenant de les faire taire.

Au moment où l’American way of life est remise en cause par des millions de citoyens des U.S.A., au moment même où le mouvement noir s’organise, malgré les procédés de types fascistes employés contre lui pour le mâter, le peuple indien s’insurge. Comme les Noirs, dans leur sillage, le premier cri de la renaissance indienne est « Pouvoir Rouge ». C’est-à-dire la recherche des moyens, du muscle nécessaire pour la protestation et le redressement. Même si le mot d’ordre de « Red Power » est contestable politiquement, il s’exprime une réalité dont le gouvernement Nixon devra tenir compte : LES DERNIERS DES INDIENS NE VEULENT PAS MOURIR !

 

 

BIBLIOGRAPHIE :

1) « Le retour du Peau-Rouge », Leslie A. Fiedler – Seuil.

2) « Mémoires d’un visage pâle », Thomas Berger – Stock.

3) Le chapitre consacré aux Indiens dans le livre de J. Vassal : « Folk – Song », Laffont.

4) « Les héritiers de Géronimo », S. Keith, dans la revue « La Recherche ».

5) « Red Power », Von Geirt, dans la revue « Planète ».

6) Interview de Leslie A. Fiedler, dans la revue « Rock et Folk ».

 

DISQUE :

Buffy Sainte-Marie – Disque C.B.S.