La vraie mort de Giovanni Coco

Par JEAN-CLAUDE IZZO – Juillet 1998

 

Libération Octobre 1983

Dans sa Fiat 128, il écoutait une cassette des Pink Floyd. Sur le siège avant, une carabine et, dans sa poche, un agenda sur lequel il avait écrit: «Je ne veux pas mourir comme n’importe qui. Tout le monde doit savoir comment meurt un type comme moi. Je ferai en sorte que la police me tue.» G.C. un Romain de 20 ans, est mort comme il l’a voulu.
Mercredi après-midi, l’heure était venue. Dans sa voiture il provoque deux motocyclistes qui lui répondent comme de coutume dans les rues romaines. Il sort et braque son fusil. «Barrez vous où je vous descend. Allez chercher les flics et dites-leur qu’ils essaient de me prendre.» Les deux jeunes ne demandent par leur compte et s’arrêtent au premier policier rencontré.
G.C. continue à tourner dans le quartier. Il est rapidement pris en chasse par deux voitures, sirènes hurlantes. La poursuite s’achève contre une Alfa Roméo. Giovanni sort avec son fusil et le braque sur les policiers. Malgré les sommations, il maintient sa menace. Deux balles, et toute l’Italie a su comment mourait un type comme lui.

La dépêche publiée ci-dessus a inspiré Jean-Claude Izzo. Elle avait déjà inspiré Pascale Fonteneau («Libération» du 22 juillet) et Thierry Crifo («Libération» des 19/20 juillet).

 
Depuis qu’il avait acheté ce gros agenda, à la couverture noire, toilée, Coco notait tous ses faits et gestes quotidiens. Ses pensées aussi. Ses pensées surtout. Cet agenda avait changé sa vie, à Coco. Maintenant, il pouvait se regarder être et penser. Mieux, il pouvait évaluer avec la précision d’un fonctionnaire la déchéance qui était la sienne. Jour après jour. Il lui suffisait de se relire.

En se levant, avant même de prendre un café, il avait écrit sur son agenda : «Réveillé neuf heures cinquante-deux.» Il se levait de plus en plus tard, et sa mère ne manqua pas de le lui faire remarquer. Elle était en train de repasser. Elle faisait ça comme boulot, du repassage à domicile, et aussi des ménages chez des médecins et des avocats du quartier, le Trastevere.

– J’ai rien à foutre, il lui répondit. Pourquoi faudrait que je me lève tôt, hein? Tu peux me dire?

– Tu pourrais…

– Chercher du boulot, c’est ça? la coupa-t-il, en entrant dans la cuisine.

Tous les matins, c’était la même rengaine.

– Faire comme tous ces cons, hein? Dis-toi bien que je suis pas comme eux. Et je veux pas leur ressembler.

– La cafetière est prête. T’as qu’à allumer le gaz, répondit sa mère.

Il posa son agenda sur la table, gratta une allumette sous la cafetière, et ressortit de la cuisine.

– Ouais, dis-toi bien ça, que je suis ton fils et que je suis pas n’importe qui.

– Je sais, Giovanni. Mais tu as 20 ans et…

– Et quoi!

– J’aime pas trop que tu restes comme çaÖ A rien faire. A traîner avec Luca. J’ai peur que…

– C’est ça! Allez, repasse. Crève-toi au boulot, comme papa.

Le café était prêt. Il se servit une tasse, s’assit devant la table et ouvrit son agenda. Il se relut la journée d’hier. Sur la page de gauche, celle qui indiquait le jour et la date, et qui découpait la journée heure par heure, il avait noté à la main, tout en bas: «22 heures, baisé Claudia.»
– T’es jaloux, ma parole!

– Jaloux, moi!

Il avait éclaté de rire.

– Jaloux! Tu déconnes! Coucher, je vais te dire, c’est pas l’important. L’important, c’est avec qui on couche. Tu comprends ça? Et Luca, c’est rien qu’un pauvre connard.

Claudia avait rigolé à son tour.

– Et toi, t’es quoi?

– Moi, j’aime pas les putes.

La gifle, il l’avait sentie venir, et il l’avait évitée.

– Pauvre type, elle avait crié.

Il était parti en claquant la porte.

Depuis des mois, il claquait des portes derrière lui. Les portes de la vie, une à une. L’agenda lui servait à ça. A le savoir.

Cet agenda, il l’avait acheté dans une papeterie de la vicolo della Campana, le mercredi 17 février, après avoir lu la lettre de Barbara. «Le silence répond à tes messages. Je ne parviens pas à t’appeler. Pour te dire quoi? Tu le sais, Giovanni, tu fais parti des êtres que je ne peux me résoudre à perdre, des êtres que j’aime. Mais je ne peux pas te dire « je t’aime ».»

– Salope! il avait murmuré en relisant sa lettre pour la seconde fois.

Barbara lui avait demandé du temps. Pour réfléchir à elle, à lui, à eux, à leur histoire. Ils se connaissaient depuis le lycée, depuis l’âge de 16 ans. Ils avaient longuement flirté, puis ils s’étaient perdus de vue il y a deux ans. Un soir, le 30 janvier dernier, elle lui avait téléphoné. Elle n’allait pas bien. Il fallait qu’elle le voit.

– Viens. Je t’en prie.

Qu’elle le voit, lui, Giovanni Coco. Personne d’autre. Et il savait pourquoi. Il n’était pas n’importe qui.

Il n’avait donc pas hésité une seconde. Un quart d’heure plus tard, il était devant la fontaine de la piazza Navona. Impatient de retrouver Barbara.

Barbara. Ses yeux, son sourire de madone.

Il l’avait prise dans ses bras, puis, après lui avoir caressé les cheveux, il avait soulevé son visage et il l’avait embrassée. Lentement, longuement. Comme il y a deux ans. Quand il l’avait raccompagnée devant sa porte.

– C’était aussi simple que ça? elle avait ri.

– C’est aussi simple, oui. Je t’aime.

Du temps, après, il en avait passé avec Barbara. A parler des nuits entières. A boire des gins tonic. A s’inventer des avenirs possibles. Des voyages, loin de ce foutu pays de merde. Eux, tous les deux, à refaire le monde en parcourant le monde. Ils n’étaient pas n’importe qui, tous les deux. C’est pour ça qu’ils s’étaient retrouvés. Qu’elle l’avait appelé. Qu’il était venu.

– J’ai envie de toi, il avait dit.

C’était il y a huit jours.

Du bout des doigts, Barbara avait caressé la joue de Giovanni, puis elle avait posé un baiser furtif sur ses lèvres.

– Laisse-moi encore un peu de temps, Giovanni. Juste un peu, encore.

Puis sa lettre était arrivée. «Pourquoi est-ce que je te fais signe à chaque fois que je vais si mal? Et pourquoi ne vais-je jamais avec toi jusqu’au bout de notre histoire, quelle qu’elle soit?»

– Salope, il avait redit, plus haut cette fois.

En sortant de la papeterie de la vicolo della Campana, il était entré dans un café et, minutieusement, il avait reconstitué sa vie depuis son rendez-vous le 30 janvier avec Barbara. A la date du 15 février, sur la page des notes, il avait collé la lettre de Barbara. Et en dessous, ce commentaire : «Je suis au bout d’être énervé.»

Il alluma une autre cigarette. La troisième, avec une quatrième tasse de café. Il relut ce qu’il avait écrit cette nuit, avant d’éteindre: «Et pourtant, c’est simple. Quand on n’existe plus, on meurt. Et voilà.»

Et voilà, il se dit. T’en es là.

Cela faisait trois mois, jour pour jour, qu’il n’avait plus eu de nouvelles de Barbara. Après sa lettre, il n’envisagea pas de la revoir. Ni même de l’appeler. Il n’était pas n’importe qui. Il n’allait pas s’abaisser à ça. Qu’elle marine dans son «mal d’être», avait-il pensé. Et quand elle rappellera, je lui montrerai qui je suis. Mais ça, il ne l’avait pas écrit dans son agenda. Seulement pensé.

Et Barbara ne rappela pas.

Le 15 mars, «premier mois anniversaire», il nota dans l’agenda : «Rien. Elle n’a pas écrit un mot, pas téléphoné. Elle pourrait être morte. Je dois m’habituer à vivre comme si cela était normal.»

Mais il n’arrivait pas à s’y habituer.

Chaque matin, il inscrivait l’heure de son réveil. Et au-dessous : «Rien». Le 22 mars, il écrivit : «Que de choses je ne lui ai pas dites. Au fond, la terreur de la perdre maintenant n’est pas l’anxiété « de la possession », mais la peur de ne plus pouvoir lui dire ces choses. Ce que sont ces choses, maintenant, je ne le sais pas. Mais elles arriveraient comme un torrent si tu étais avec elleÖ»

D’écrire des choses comme ça lui faisait monter les larmes aux yeux.

Et puis, hier midi, cet enfoiré de Luca lui avait raconté qu’elle sortait avec un mec, Barbara. Un Français. Un peintre, qui vivait à la Villa Médicis. Il les avait vus entrer au Café Greco.

– Au Café Greco? Via Condotti?

– Comme je te dis.

Par principe, Coco n’y mettait jamais les pieds dans ce café. Un café pour touristes.

– Elle lui fait découvrir le pays, ricana Luca.

– T’es qu’un enfoiré!

Il l’avait dit, méchamment. Ça l’avait sonné, d’apprendre ça. Et par ce connard de Luca, en plus.

– Laisse tomber, Giovanni. Des nanas, ça manque pas. Dix fois plus bandantes que ta Barbara. Tiens, si tu voyais la paire de nichons de ClaudiaÖ

De l’avoir baisée, Claudia, hier soir, n’avait pas dénoué la boule de nerfs qui oppressait le cœur de Coco, qui l’oppressait plus violemment chaque jour qui s’écoulait dans le silence de Barbara. Au contraire. Après avoir baisé Claudia, il s’était senti encore plus au bout d’être énervé.

Pourtant, c’était un sacré beau coup, Claudia, vraiment. Il n’aurait eu qu’à claquer des doigts, et elle était à lui, pour lui seul. Mais ce n’était pas la question. Il le savait. Non, il ne le savait pas. Il ne comprenait rien, plus rien, c’est tout. Merde, qu’est-ce qui l’attirait vers Barbara?

Luca avait continué de parler tout en marchant. Mais Coco avait cessé de l’écouter, comme souvent. Ouais, qu’est-ce qui l’attirait tant chez Barbara? Des choses qu’il portait en lui. Des choses de lui qu’il reconnaissait en elle. Son épuisement à vivre. Son état de perplexité face à la vie. Son mal d’être, oui, comme elle. Une nuit, un peu ivre, elle lui avait avoué:

– Tu sais, maintenant, la douleur m’envahit aussi le matin.

– Quelle douleur?

– Tu sais bien, Giovanni. Cette douleur qu’on a.

– De vivre?

– De vivre, oui.

Barbara. Il avait songé, alors que Luca continuait de débiter ses éternelles âneries: «Même si elle revient maintenant, ce sera comme si elle n’était pas là. « I’ll never forget you », c’est ce que l’on dit à quelqu’un qu’on a l’intention de lâcher, non?»

– Dis! tu m’écoutes?

– Claudia, je vais la baiser. Ce soir. Ouais, je vais la baiser ce soir.

– Oh! je sors avec.

– C’est qu’une pute. Je la baise ce soir, tu paries?

Ils avaient parié une nuit de consommations au Café Latino, une discothèque jazz de la via di Monte Testaccio où ils avaient leurs habitudes.

– Alors? avait interrogé Luca quand Coco s’était assis sur la banquette.

Sûr, il aurait aimé le perdre son pari, Luca. Payer des gins tonic toute la nuit.

– Tu devrais aller la rejoindre, elle est encore toute chaude.

– Enculé, avait répondu Luca, en vidant son verre.

– C’est qu’une pute, je t’avais prévenu. Tu comprends la différence avec Barbara?

– OuaisÖ

– Non, tu comprends pas, t’es trop con.

– SiÖ Tu baises les putes, et tu te branles en rêvant à celles que tu baises pasÖ

Coco, d’un geste vif, avait empoigné Luca par le cou.

– Je pourrais te tuer pour avoir dit ça.

– T’es fou.

– Non, il avait dit en le lâchant. Je suis pas fou. On est pas pareils, moi et toi, moi et Claudia, moi et tous les autres connards de votre espèce. Vous comprenez rien à rien.

Il s’était levé. J’y suis, il pensa. Tout s’écroule. L’ultime douleur. Mais je ne la dois pas à Barbara, mais à moi, à moi.

A moi.

– Où tu vas? l’interrogea sa mère.

– Faire de la gym.

– Tu rentres manger ce soir?

– J’en sais rien.

Dans le sac, il avait fourré la carabine de son père. Et des cartouches. Rien que ça. La carabine et des cartouches. Et son agenda.

En bas des escaliers, il ouvrit la boîte aux lettres. Il n’y avait que des factures, et une carte postale de sa sœur, postée à Marseille. Ça représentait le Vieux-Port, avec au-dessus, en médaillon, N.-D.-de-la-Garde. «Tout va bien. Il fait très beau. Marseille est une belle ville. Et Mauro et moi, on s’aime toujours autant. Je vous embrasse. Et Mauro aussi.»

Quelle conne!

«Rien», avait-il encore noté dans son agenda. Avant de descendre, d’ouvrir la boîte aux lettres. Parce qu’il en était sûr, Barbara ne lui écrirait plus jamais, ne l’appellerait plus jamais. Elle lui avait demandé du temps. Il lui avait donné du temps. Et aujourd’hui, elle sortait avec un peintre français de la Villa Médicis. Son temps, elle savait l’utiliser. Vraiment bien. Avec un putain de peintre français.

Rien. «On ne se tue pas par amour pour une femme. On se tue parce qu’un amour, n’importe quel amour, nous révèle dans notre nudité, dans notre misère, dans notre état désarmé, dans notre néant.» Il avait écrit ça, une fois lavé, rasé, habillé. 15 mai. Sainte-Julia, précisait l’agenda. «Sainte-Julia, priez pour moi», avait-il rajouté.

Il monta dans la voiture, une Fiat 128 blanche. La voiture de sa sœur. Il enclencha une cassette des Pink Floyd qui traînait dans la boîte à gants. Il avait horreur des Pink Floyd. Il démarra en faisant crisser les pneus, pour que les gens se retournent, le regardent. Après avoir conduit une bonne heure dans Rome, sans but précis, il s’engagea sur la via del Corso. Il roulait lentement, en regardant les gens sur les trottoirs. Où allaient-ils? Pourquoi? Etaient-ils heureux? Malheureux?

Quel est ce cancer qui ronge la vie? C’était sa question, la vraie question. Et il donna un léger coup d’accélérateur en voyant une petite vieille traverser la rue. Cinq cents points, il se dit. C’était un de leurs jeux, avec Luca. Le nombre de points que valait une personne qu’on pouvait écraser en conduisant. Déconne pas! Une vieille, tu parles. Cent points, ça vaut. Et encore.

– Salopard, elle cria.

Il rit. Cent cinquante, allez.

Arrivé piazza del Popolo, il sut que sa décision était prise. Il suffit d’un peu de courage, c’est tout. Il s’arrêta devant l’église Santa Maria et sortit son agenda. Il le posa sur le volant et écrivit : «A mourir, je ne veux pas mourir comme n’importe qui. Tout le monde doit savoir comment meurt un type comme moi.»

Il pensa à Barbara. Il fallait qu’elle sache aussi. Et il rajouta : «Je ferai en sorte que la police me tue.»

Il referma l’agenda, le posa à côté de lui, puis il sortit la carabine, la chargea et redémarra. Les Pink Floyd jouaient toujours. A gerber. C’était parfait, finalement, les Pink Floyd.

Coco refit le tour de la piazza del Popolo. Deux types en Vespa roulaient côte à côte. Deux copains, visiblement. Ils se parlaient en roulant. Coco fonça sur eux. Ce n’était plus un jeu. L’aile droite de la Fiat frôla l’une des Vespa. Le type se trouva déstabilisé, et sa Vespa et lui se renversèrent.

– Enculé! cria l’autre à Coco.

Il posa pied à terre. L’autre type releva sa Vespa, la mit sur la béquille. Ils s’approchèrent de lui, menaçants. Coco fit glisser sa carabine par la fenêtre passager et la braqua sur eux.

– Barrez-vous, fils de putes! Où je vous descends.

Les deux types s’immobilisèrent. Tout comme les gens autour d’eux. Coco ricana.

– Allez chercher les flics, et s’ils ont des couilles, qu’ils essaient de m’attraper.

Et il démarra.

Deux voitures de police, sirènes hurlantes, le prirent en chasse à la hauteur de la piazza Colonna. Ça y est, il murmura. Puis il se demanda : «Pourquoi mourir?» Jamais il ne s’était senti aussi vivant que maintenant, jamais aussi adolescentÖ Des phrases lui venaient en tête, qu’il ne pouvait plus noter sur son agenda. «Qui sait, peut-être que j’aurais le temps, juste de noter celle-là.»

Ou une autre. «Amour et mort. Vieille histoire.»

Piazza Venezia, il brûla un feu rouge et ne put éviter une Alfa Romeo, rouge comme il se doit, qui arrivait sur sa droite. Le bruit de tôle retentit comme un tocsin sur toute la place. Coco sortit de la Fiat, sa carabine à la main. Les voitures de flics stoppèrent et six policiers coururent vers lui. Il entendit d’autres sirènes au loin. Il tira un coup de feu, bien au-dessus de la tête des flics.

– Allez, venez! Venez, bande d’enculés!

Autour de lui, tout s’était arrêté de bouger. Les flics aussi. Ils s’étaient repliés derrière leur voiture et avaient dégainé. Coco entendit les cris des passants. Et la première sommation à se rendre. Il tira une nouvelle fois, en visant, cette fois-ci, le gyrophare de la voiture la plus proche. Il fit mouche, et il en ressentit une certaine fierté.

Et alors? il se dit.

Et alors, tout cela me dégoûte.

La première balle lui traversa l’épaule. La douleur lui arracha un cri. Il tira une troisième fois, les yeux fermés, puis une quatrième fois.

Une autre balle pénétra dans son corps.

Barbara, il pensa, aujourd’hui je sais certainement plus de choses que toi sur la douleur.

Il s’écroula.

Il n’y a pas de mal d’être. Juste le mal. Barbara.