Faites vos comptes et si vous le pouvez …

partez en vacances

( Article tiré de la Marseillaise du 06.06.1971 )

 

Des vacances cette année ? Voilà une question qui pourrait surprendre. Comme s’il était possible de ne pas prendre de vacances ! Et pourtant ! En cette période, après un an de travail, on s’interroge dans de nombreuses familles sur la possibilité de prendre, cette année enfin, des vacances bien méritées.

Des vacances cette année ? Cette question, trente millions de Français se la posent.

 

Beaucoup d’appelés…peu d’élus

 

Ce ne sont pas les grands embouteillages de juillet et d’août sur les routes, ni les halls de gare grouillants de monde, ni les plages « surpeuplées » qui doivent nous faire croire à une « démocratisation » des vacances.

 

« Non seulement plus de la moitié des Français ne partent pas en vacances, mais encore (…) le taux de croissance des départs est sensiblement moins rapide qu’on ne l’avait espéré. » (1)

 

Bien sûr (et heureusement ) il y a une progression du taux des départs. Personne ne le niera. En 1961 : 37,5 %, 41,3 % en 1964, 41,6 % en 1969 (voir nos tableaux 1 et 2). C’est-à-dire que le nombre « d’élus » augmente d’environ 650 000 par an.

 

A ce stade là, quelques réflexions s’imposent. Car en regardant de près ces chiffres, il n’y a pas de quoi être fier !

 

En effet, si l’on tient compte que la population française s’accroit de 500 000 personnes chaque année, il faudra atteindre 1975-1980 pour voir partir en vacances 50 % des Français !

De quoi rêver !

 

Le rêve de trente millions de Français

 

Un rêve ? Oui ! Sur une simple petite phrase : des vacances cette année ? Oui… et les projets sont nombreux. Qui n’a pas envie de voyager, en France, à l’étranger ? Ou de camper dans un site agréable ?… Chacun rêve selon ses goûts…

Les vacances sont nécessaires. Cela est évident et nous n’insisterons pas là-dessus. Si ces mois privilégiés de l’année évoquent le soleil, la mer, la montagne ou les prés, ils signifient pour tout le monde le calme, la détente, la joie. C’est la possibilité de vivre à un autre rythme, un rythme régulier, un rythme familial que la vie quotidienne nous refuse et rend impossible.

 

Les vacances sont nécessaires. Ce devrait être un droit pour tous et ce n’est qu’un luxe ! C’est un luxe pour une minorité. C’est un droit qui coûte cher ! Avant, pendant et après il faut compter.

 

Il faut compter que les frais d’une maison continuent de courir pendant l’absence. Il faut compter « l’hébergement, l’équipement, le transport, les faux-frais…ce qui représente beaucoup plus qu’un simple salaire d’un mois ! » Il faut compter le retour, ce retour qui bien souvent ( et même trop souvent ) détruit les beaux souvenirs. Le retour, ce sont les impôts, les factures en attente, les fournitures scolaires, etc…

 

Alors ?

 

Il faut –encore- compter, économiser chaque mois sur les salaires, sou par sou. En moyenne, les Français qui partent en vacances consacrent 9 à 12 % de leur budget mensuel à ce moment de l’année ( voir tableau 3 ). Mais encore faut-il savoir, chaque mois, soustraire cette somme et la mettre de côté. Encore faut-il pouvoir…

 

C’est ici que se situe le vrai problème des vacances. Combien de familles françaises ne peuvent pas ( ne peuvent plus, du fait des hausses de prix) boucler, en fin de mois, leur budget ? Combien à ce moment-là sont obligées d’emprunter, de réduire sur la nourriture… et de voir ainsi leurs projets d’été s’écrouler comme des châteaux de sable ?

 

Et quelles sont-elles ces familles ? Les familles les plus défavorisées : celles d’ouvriers, de salariés agricoles, de petits paysans… ( voir tableaux 1 et 2 ).

 

C’est à ce niveau-là qu’il faut s’interroger. Le droit aux vacances c’est aussi le droit à une vie décente, à une vie meilleure. Les revendications pour les hausses de salaires -que certains qualifient dédaigneusement « d’alimentaires »- contiennent dans leur fond ces revendications d’ordre « plus élevé » que sont le droit à la culture, aux loisirs, aux vacances…

Voilà où est le vrai problème. Et il n’y de solution que politique.

 

Des vacances pour qui ?

 

L’inégalité sociale en France existe à tous les niveaux : enseignement, culture, sports, loisirs, santé… inégalité même devant la mort. L’inégalité des chances aux vacances apparaît plus clairement encore. ( Peut-être parce que ce besoin de « souffler » une fois par an est plus nécessaire, plus « primaire » et nous touche donc plus directement ?) Elle est flagrante.

 

La triste réalité des chiffres réapparaît chaque année : 42,7 % des ouvriers et 9,25 % des salariés et exploitants agricoles seulement partent en vacances pour 85,1 % des cadres supérieurs, dont nous ne saurions « contester » le droit aux vacances, même si le témoignage ci-dessous nous paraît révoltant (2) :

 

« … Pour eux, les vacances signifient d’abord repos et confort . (…) Ils passent en général trois ou quatre semaines en Espagne, au bord de la mer, dans une station différente chaque année, choisissant un hôtel de bonne classe, avec piscine, etc… En 1967, par exemple, leur budget-vacances -vingt-huit jours à quatre personnes dans un hôtel de première catégorie en Espagne- s’est élevé à 2 700 F. (…) Ils consacrent aussi une quinzaine de jours aux sports d’hiver… »

 

 

Ainsi, comme c’est le cas pour cet ingénieur (3), les vacances sont pour certains un nouvel art de vivre. Pour d’autres, il s’agit surtout de « survivre » en vacances. Et encore sont-ils « privilégiés » par rapport à ces trente millions qui, cette année encore, comme l’an passé et les années précédentes, ne partiront pas… arrivant à peine, et grâce aux bourses scolaires ou municipales, à envoyer leurs enfants en colonie de vacances.

 

Peut-être que… dans 3 ans, dans 5 ans, dans 8 ans… auront-ils cette possibilité ?

 

Ainsi vont les rêves, les projets, les plans dans une société qui se voudrait « nouvelle » et même « sociale » ! Les grands discours, loin d’aplanir les inégalités et les disparités sociales, ne font que les aggraver et les font mieux ressortir.

 

Nous sommes loin encore de cette « civilisation de l’abondance et du loisir » dont on nous rebat les oreilles. « Pour passer du mythe à la réalité, il y a encore beaucoup à faire… Entre autres, permettre à trente millions de Français de partir en vacances !

 

 

________

 

 

(1) Institut National de Statistiques.

(2) Il serait en effet facile, et faux politiquement, de faire reposer sur les cadres supérieurs la responsabilité de cette inégalité. Ces responsabilités, nous le savons, sont à un autre niveau.

(3) Témoignage de M. Philippe S…, ingénieur dans la filiale française d’une firme électronique, paru dans « Entreprise » ; numéro 684, 1968.

 

 

 

 

Jean-Claude Izzo