Des moments différents


Ce mercredi-là, nous avions rendez-vous avec Jean-Claude Izzo chez « Roger et Nénette »,  un petit resto sur le cours d’Etienne d’Orves près du Péano, là où était jadis la Darse, le quar tier de l’Arsenal des galères. En face, l’immeuble de la Marseillaise, le quotidien communiste,  gris et décrépit. C’est là, dans les années 70, que Jean-Claude Izzo a fait ses classes de journaliste.


Les Alpes Vagabondes – Lorsque vous avez travaillé comme journaliste à la Marseillaise, vous avez rencontré quelqu’un qui s’appelait André Remacle. . .

Jean-Claude Izzo - Oui, c’était un critique d’art qui avait écrit « le temps de vivre ».

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Les Alpes Vagabondes – A partir de là, quel a été votre cheminement jusqu’à « Total Khéops » ?

Jean-Claude Izzo - Avant même d’être journaliste, j’écrivais de la poésie, puis, pendant ma période journalistique qui a duré 9 ans, j’ai commencé à éditer quelques recueils. Des revues, Sud, par exemple, m’ont publié.

Les Alpes Vagabondes- Remacle, il vous a mis le pied à l’étrier ?

Jean-Claude Izzo -  Il était chroniqueur littéraire à la Marseillaise tout en continuant à écrire des romans. Il fait partie des gens avec qui j’ai un peu discuté, mais ce n’est pas lui qui a été déterminant pour moi. Jean Malrieu a eu plus d’influence: il lisait mes poèmes, il les corrigeait. Remacle donnait plutôt son avis mais en même temps, sur la fin de sa vie, il était un peu aigri. Il considérait par exemple que la poésie, ce n’est pas essentiel, que l’important c’est d’écrire des romans.

Les Alpes Vagabondes – Est-ce votre avis ?


Jean-Claude Izzo - Non, pour moi il n’y a pas de différence. L’important, c’est d’écrire ce qu’on a envie d’écrire à un certain moment. Il est vrai qu’aujourd’hui on a plus de difficultés à publier de la poésie.

Les Alpes Vagabondes – le rapport au temps n’est-il pas différent dans un roman ? La poésie concerne plus les instantanés, par exemple. . .

Jean-Claude Izzo - Je dis simplement que poésie ou roman, ce sont des moments différents. Certaines choses me tiennent à coeur, que je n’arriverais pas à dire dans un roman, alors que je peux dans un poème.

Les Alpes Vagabondes – Un roman, ça mûrit longtemps. Lorsque vous avez écrit « Total Khéops », depuis combien de temps l’aviez-vous en tête ?

Jean-Claude Izzo - Je ne sais pas. Un jour, j’ai décidé d’écrire un roman, et je l’avais déjà certainement dans la tête. Je l’ai écrit d’une traite en huit mois en y travaillant tous les jours. Un an après, j’en ai fait un deuxième, et un an après un troisième, et chaque fois j’ai procédé de la même manière. Déjà je pense au prochain. Certaines choses se mettent en place, je ne prends pas de notes. le jour où je me dis je commence, je vais l’écrire.

Les Alpes Vagabondes- Avez-vous un synopsis en tête ?

Jean-Claude Izzo -  Non, je sais ce que je veux raconter – le fond – mais quelle forme cela prendra, quelle histoire cela racontera, je n’en sais rien au départ. Je pars sur une idée, et après je me débats avec les personnages que j’ai créés.

Les Alpes Vagabondes – Dans le cas de « Total Khéops », de quoi vouliez-vous parler ? Avez- vous déjà un fil conducteur pour le personnage central et construisez-vous autour de cela ou bien ignorez-vous à l’avance ce qui va lui arriver ?

Jean-Claude Izzo - Mon idée de départ était de raconter Marseille comme un personnage de mon roman et non pas comme un décor.

Les Alpes Vagabondes – Il semble qu’il y ait une évolution parallèle entre Fabio Montale, votre héros, et Marseille montrée comme un acteur, un personnage. Montale ne serait-il pas une métaphore de Marseille, fidèle à son passé, à sa tradition de port et de nid de l’immigration ? C’est une ville qui appartient plus à la Méditerranée qu’à la France. Ne risque-t-elle pas de s’égarer si elle échappe à cela ? On a l’impression que la fragilité de Montale est celle de Marseille: s’il échappe à ce qu’il était, il ne sait plus où il va.

Jean-Claude Izzo -  Montale est déterminé par la ville, par son histoire et aussi son passé. À lui seul il n’est pas la symbolique de Marseille. Marseille existe en tant que personnage dans Montale, mais aussi dans Lolle, dans Honorine. Montale apparaît donc non pas comme le porte-parole de la ville mais comme celui qui pose les questions et fait passer ses doutes. C’est pour cela qu’il a sur la ville un regard inquiet et interrogateur.


Les Alpes Vagabondes – Vous venez d’écrire « les Marins Perdus ». Vous êtes sorti du roman noir, le personnage de Montale est en suspens. On ne sait pas ce qui va lui arriver. N’est-ce pas comme un arrêt sur image qui ressemble à ce qu’est Marseille aujourd’hui, avec les questions que l’on peut se poser sur son évolution, son avenir ?

Jean-Claude Izzo -  Oui, ces questions sont contenues dans le roman mais elles ne sont pas le fait exclusif de Montale. La ville est multiple et il y a sur elle de nombreux points de vue. Montale est un de ces points de vue, celui qui m’est le plus proche, mais d’autres points de vue me semblent aussi importants. Les autres personnages qui ne sont pas forcement des héros sont tout aussi symboliques de la ville. Honorine pour la tradition, les jeunes pour les banlieues, Leila qui symbolise le rêve de l’intégration pour les beurs.


Les Alpes Vagabondes – Vous venez d’écrire « les Marins Perdus ». Vous êtes sorti du roman noir, le personnage de Montale est en suspens. On ne sait pas ce qui va lui arriver. N’est-ce pas comme un arrêt sur image qui ressemble à ce qu’est Marseille aujourd’hui, avec les questions que l’on peut se poser sur son évolution, son avenir ?

Jean-Claude Izzo - Oui, ces questions sont contenues dans le roman mais elles ne sont pas le fait exclusif de Montale. La ville est multiple et il y a sur elle de nombreux points de vue. Montale est un de ces points de vue, celui qui m’est le plus proche, mais d’autres points de vue me semblent aussi importants. Les autres personnages qui ne sont pas forcement des héros sont tout aussi symboliques de la ville. Honorine pour la tradition, les jeunes pour les banlieues, Leila qui symbolise le rêve de l’intégration pour les beurs.


Les Alpes Vagabondes – La fragilité de Montale apparaît davantage, nous semble-t-il, que celle de Diamantis.

Jean-Claude Izzo - Tous les deux sont des personnages sans avenir. Ce n’est pas parce que Diamantis rencontre Mariette – qu’il est chez elle à la fin du roman et qu’il retrouve sa fille que tout est réglé.

Les Alpes Vagabondes- Peut-il y avoir une suite aux « Marins Perdus » comme il pourrait yen avoir une à « Chourmo » ?

Jean-Claude Izzo - Il y aura une suite à « Chourmo » qui va boucler le cycle : Montale va à sa fin. Pour moi, dans la situation actuelle de Marseille, il ne peut pas rester en vie.

Les Alpes Vagabondes – L’archétype du flic est-il incompatible avec les valeurs auxquelles il est attaché ?

Jean-Claude Izzo -  Oui, d’ailleurs après « Total Khéops », il ne pouvait plus être flic à Marseille. Ce qui le mène, c’est surtout le point de vue sur les hommes.  Quand il était flic il raisonnait en pensant qu’il était impensable de tuer quelqu’un, même un salopard. Dans ce livre il ne tue personne. Dans « Chourmo », il contribue à la mort de Saadna. Dans le troisième roman il va être obligé de tuer.

Les Alpes Vagabondes – Il est donc dans une logique inéluctable. Plus il s’approche de ce que vous appelez « l’infiniment petit de la saloperie du monde », plus sa fonction devient incompatible avec ce qu’il est.

Jean-Claude Izzo -  Oui, un passage va se faire. Il ne peut pas rester vivant. Je crois à une justice humaine. À partir du moment où on tue quelqu’un, on est condamné à être tué.

Les Alpes Vagabondes – le destin de Montale ne correspond-il pas aux inquiétudes que vous inspire l’avenir de Marseille ?

Jean-Claude Izzo -  Oui, elles sont liées à l’agonie du port et à la montée du F.N. Concernant le port, certains projets sont inquiétants. On est en train de repenser son avenir
d’une manière touristique et non plus commerciale. On est en train de repenser le centre de la ville dans une perspective non portuaire.

Les Alpes Vagabondes – C’est-à-dire un Marseille tourné vers l’intérieur plutôt que vers l’ex- térieur, où le port serait remplacé par l’aéroport les immigrants arrivent par bateau et repartent par charters, souvent. Cela veut-il dire que si la priorité est donnée à l’aéroport cela limitera les activités traditionnelles de Marseille ?

Jean-Claude Izzo -  C’est ce qui est déjà en cours. L’activité du port s’est déplacée à Fos.

Les Alpes Vagabondes – Si le port ferme, cela ne risque-t-il pas de mettre fin à la tradition hospitalière de Marseille ? Il faut bien le dire, à Marseille la plupart des immigrations ont été clandestines. Il y a donc quelque chose de nouveau qui se produit: une situation de fermeture. Cela veut-il dire que Marseille va devenir une ville du Sud bourgeoise qui va « considérer » les Marseillais sur trois générations ?

Jean-Claude Izzo -  La bourgeoisie marseillaise n’existe plus, elle n’a plus de pouvoir. C’est le port et les colonies qui avaient fait la bourgeoisie. Depuis, les capitaux se sont déplacés ailleurs. Aujourd’hui les décisions du port de Marseille sont prises par le capitalisme français et international.

La vraie bourgeoisie marseillaise n’a jamais été réactionnaire, elle croyait à la ville et à la région. C’est elle qui a appelé Garibaldi au secours, c’est elle qui a financé son voyage pour qu’il puisse à la fois défendre la région et sauver la France. Le changement s’est opéré sous Thiers avec les représentants de la petite bourgeoisie ignare. Et à partir du mouvement communard ont commencé à s’opérer des changements qui se sont faits lentement. Puis cela s’est aggravé avec la fin des colonies – l’Algérie. la bourgeoisie marseillaise n’existait plus en tant que pouvoir. Elle n’a plus maintenant de représentant à la Chambre de Commerce de Marseille.

Les Alpes Vagabondes – lorsqu’il y avait du travail, Marseille était peut-être davantage une terre d’accueil.

Jean-Claude Izzo -  Je crois que ce n’est pas seulement le fait qu’il y avait du boulot, c’est que la ville était symbolique comme terre d’accueil, et qu’on savait qu’on allait pouvoir se démerder. C’est un peu ce que disaient les napolitains… quand on se levait le matin, on ne savait pas ce qu’on allait manger mais on mangeait… Ca marche toujours car il y a des phénomènes de solidarité qui fonctionnent dans les quartiers populaires et qui font qu’on est peut-être moins dans la misère ici qu’ailleurs, même s’il n’y a pas d’argent.

Les Alpes Vagabondes – Vous avez écrit: « Marseille est une ville où on ne se sent pas étranger d’où qu’on vienne. A priori on ne peut être que marseillais. C’est ce que disait le regard des gens. Un sentiment unique d’universalité. » D’autre part, vous dites que la Canebière est morte aujourd’hui et vous constatez une dégradation des rapports entre communautés.

Jean-Claude Izzo -  Ce que j’essaie de saisir, ce n’est pas une image idyllique de cette ville mais sa complexité. À partir du moment où c’est une terre d’accueil, elle est aussi foyer de racisme. Cela va de pair. Je crois qu’il ne peut y avoir intégration que parce qu’à certains moments il y a rejet. Il faut se frotter entre communautés pour que l’intégration se fasse, ce n’est pas un miracle. L’important c’est que les gens deviennent marseillais. Il y a des moments où c’est plus difficile. Dans les années 80, il y a eu une période où la ville était dans un état d’apathie totale (à la fin des années Deferre), où le rejet de l’étranger était plus fort que main- tenant. La ville a retrouvé un nouveau souffle, une réelle pensée culturelle et l’on s’aperçoit que le F.N. est moins important. – à Marseille même – qu’il y a dix ans.

Les Alpes Vagabondes – À l’époque de Deferre, quand Fos se crée, on veut relier Marseille au Nord. C’est aussi l’époque des conflits majeurs entre les dockers et les acconiers. Les dockers ne sont-ils pas allés trop loin dans leurs revendications sans penser que les bateaux iraient à Gênes, Barcelone ou ailleurs ? Marseille n’a-t-elle pas perdu là une certaine crédibilité vis-à-vis du monde méditerranéen ?

Jean-Claude Izzo - Je ne crois pas. On peut dire, entre nous, que les dockers vont un peu loin, mais ce ne sont pas eux qui ont fait crever le port de Marseille. Ce sont les choix politiques qui ont été faits. Il faut savoir que la bourgeoisie française n’a jamais supporté les points de vue politiques des dockers (bloquer les navires pendant les guerres du Viet-Nam et d’Algérie par exemple). Il y a eu des choix politiques pour les punir. Même s’ils ont eu des attitudes relevant d’un corporatisme passéiste plutôt que moderniste, en même temps ils expriment un certain nombre de réflexions sur la Méditerranée. Je crois que si Marseille se casse la figure, elle n’est pas la seule! Les autres ports vont souffrir autant dans les années à venir parce ce qu’il n’y a pas de politique européenne méditerranéenne. Les ports de l’Europe sont les ports du Nord, pas du Sud. On dit qu’il faut « développer les concurrences ». Cela veut dire quoi ? Baisser les prix ? Baisser les salaires ? On ne parle jamais de complémentarité des ports de la
Méditerranée.

Les Alpes Vagabondes – L’Europe n’aurait-elle pas contribué à morceler la Méditerranée qui était un monde monolithique et qui éclate en mille morceaux ?

Jean-Claude Izzo - Oui, l’Europe c’est une Europe du Nord, pas du Sud. Pour elle la Méditerranée n’existe pas et Marseille non plus. Marseille, c’est le premier port du Tiers-
Monde, c’est tout.

Les Alpes Vagabondes – Marseille est coupée de l’arrière-pays par la chaîne de l’Étoile. C’est la frontière du Nord. Dans vos romans, il semble que Marseille ne se réfère pas à son arrière-pays.

Jean-Claude Izzo -  Je crois, même si je risque de choquer, que l’avenir de Marseille reste en Méditerranée; je considère qu’il y a une culture provençale traditionnelle qui est dangereuse et qui n’est pas notre culture. La culture provençale traditionnelle est un point de vue sur la Méditerranée: une Méditerranée latine et non métisse. Ce point de vue, qui a été jadis celui de Mistral, est aujourd’hui celui de Le Pen. On voit le F.N. relancer un mode de vie pro- vincialiste. La première manifestation de la mairie de Vitrolles a été de revenir au blason provençal. Ce n’est pas innocent non plus qu’on dise à Châteauvallon qu’il faut revenir à la musique traditionnelle provençale. Même Gaudin a dit que rue Longue des Capucins, on ne trouve pas les odeurs des marchés provençaux d’antan. Pour moi qui ai grandi à côté, ça n’a jamais senti la Provence. Ca a senti l’Orient, le monde entier… la plupart des villages provençaux du Haut-Var ont une sensibilité plutôt proche du F.N. Parce qu’on associe ce côté terrien et peu accueillant avec une culture qui a exalté une certaine forme de pureté provençale. C’est pour cette raison que Victor Gélu n’a jamais été membre du Félibrige.


La langue de Victor Gélu, qui était du provençal maritime, pourrait se comparer à ce qu’on a appelé le « Portegno » à Buenos-Aires, ce n’est pas la langue de l’Argentine mais celle d’un port. Une langue qui vibre avec différentes cultures, pas une langue figée. V. Gélu n’a jamais affirmé que Marseille devrait exalter sa pureté. Mistral, lui, a affirmé qu’il y a une âme provençale et cette âme est fermée à toutes les immigrations. Que le F.N. reprenne aujourd’hui ce discours n’est pas innocent, en même temps, c’est payant électoralement
Dans « les Marins Perdus », je reviens sur cette question qui a été un des plus grands débats des Cahiers du Sud, à savoir: la Méditerranée est-elle latine ou métisse ?

La langue de Victor Gélu, qui était du provençal maritime, pourrait se comparer à ce qu’on a appelé le « Portegno » à Buenos-Aires, ce n’est pas la langue de l’Argentine mais celle d’un port. Une langue qui vibre avec différentes cultures, pas une langue figée. V. Gélu n’a jamais affirmé que Marseille devrait exalter sa pureté. Mistral, lui, a affirmé qu’il y a une âme provençale et cette âme est fermée à toutes les immigrations. Que le F.N. reprenne aujourd’hui ce discours n’est pas innocent, en même temps, c’est payant électoralement
Dans « les Marins Perdus », je reviens sur cette question qui a été un des plus grands débats des Cahiers du Sud, à savoir: la Méditerranée est-elle latine ou métisse ?


Dans « les Marins Perdus », je reviens sur cette idée en disant que cette Méditerranée ce n’est pas notre frontière, c’est notre pays, notre tradition et notre culture. On ne peut pas nous couper en deux. On est à la fois occidental et oriental, on a autant de racines du côté arabe que du côté latin.

Les Alpes Vagabondes – Dans l’arrière-pays, à Gardanne, dans les puits de mines, il y avait 39 nationalités. Il y a eu une désertion importante du monde intellectuel. les gens qui prônent le provincialisme se sont emparé du terrain, le rejet de l’algérien, qui existait un peu, s’est amplifié.

Jean-Claude Izzo -  C’est un vaste débat. Parce qu’on est coincé dans notre tradition, on se revendique d’une nation laïque mono-culturelle. Aujourd’hui on se bat sur ces notions-là, de laïcité, de République, mais on est en bout de course. De même on ne peut pas penser Je marxisme dans les mêmes termes que Marx l’a fait il y a cent ans. Une pensée ne meurt pas, elle a besoin de se repenser. le P.C. s’est figé dans une pensée aujourd’hui sclérosée, la nation est elle-même sclérosée. Pour les intellectuels de gauche, il est difficile d’admettre que la nation française laïque soit multiculturelle.

Les Alpes Vagabondes – Avec « Total Khéops » et « Chourmo », vous vous inscrivez dans la tradition du roman noir dans la mesure où vous mettez en scène un héros marginal au grand coeur, redresseur de torts, un looser. C’est aussi un roman comportementaliste, qui s’attache davantage aux « pourquoi » qu’aux archétypes du polar. « 

Jean-Claude Izzo -  Par tradition, le roman noir est un roman qui parle du monde d’aujourd’hui, du monde social, des drames, des misères… Pour moi, Montale n’est pas un perdant, c’est la société qui perd, pas lui. Il ne gagne pas au sens où l’on gagne de nos jours, mais c’est lui qui a raison, la société, elle, se désagrège. Tel que j’ai envie de l’écrire, le roman noir est un regard sur le monde avec un certain nombre de valeurs. les personnages n’ont pas d’évolution psychologique comme dans un roman traditionnel. C’est en effet un roman de comportement: je crois que dans la vie, on se définit essentiellement par rapport à des situations. Devant une situation, on réagit d’une façon ou d’une autre avec ce qu’on porte en soi, ce qu’on pense, il n’y a pas un quart d’heure de réflexion. Si un coup de poing part, il part. On ne réfléchit pas. Montale fonctionne sur des évolutions de situation qui l’amènent à traverser la réalité sociale et celle de Marseille. Ce n’est qu’une approche moderne du roman noir américain.


Les Alpes Vagabondes – James Ellroy, par exemple ?

Jean-Claude Izzo - Je ne suis pas très proche d’ Ellroy. Pour moi ce n’est pas sain, ça ne m’intéresse pas. Je préfère des gens comme James Crumley ou Jim Harrison. Ellroy me semble porteur de valeurs plutôt réactionnaires. Je ne dis pas qu’il écrit mal ou que ce qu’il raconte est sans intérêt, je dis seulement que son point de vue ne m’intéresse pas. Il n’y a pas de regard humain, il déteste les hommes. Je préfère les écrivains qui ont un regard humain; nous travaillons de la même manière, Ellroy et moi, c’est notre point de vue qui est différent.

Les Alpes Vagabondes – Vos romans sont-ils régionalistes, dans la mesure où Marseille en est la toile de fond ?

Jean-Claude Izzo -  Je ne pense pas. J’écris sur une ville que j’aime, pour faire passer certaines choses, c’est tout. Total Khéops aurait pu se passer à Buenos-Aires, au Caire, à Istambul ou Tokyo. On y aurait les mêmes doutes, les mêmes questions. Pagnol est régionaliste. Pas moi. J’écris sur Marseille car c’est une ville où se jouent les enjeux les plus importants du siècle. On peut avoir une démarche similaire à Nantes. Un grand nombre de gens que j’ai rencontrés à Nantes lisent Total Khéops comme si ça se passait dans leur ville. Cela explique que ce bouquin totalement marseillais ait autant de lecteurs. Ceux qui le lisent ailleurs s’y retrou- vent, de même que les livres de Giono peuvent se lire en Bretagne. Ce n’est pas une question de régionalisme, il faut poser les questions au bon moment, alors une histoire devient universelle. Lorsqu’on lit les livres de Naguib Mahfouz, inutile d’être au Caire. je les lis ici ou à Saigon, et je m’y retrouve.

Les Alpes Vagabondes – Le style n’est pas le même dans Total Khéops et les Marins Perdus. . .

Jean-Claude Izzo -  J’estime qu’aujourd’hui la question du style et de la forme est une erreur, que le formalisme en littérature conduit aux pires choses. L’important, c’est ce qu’on raconte. Quand on sait ce qu’on va raconter, le style et la forme s’imposent. Selon qui parle aussi, la forme est différente.

Les Alpes Vagabondes – Le roman noir ne privilégie-t-il pas davantage l’émotion ? Dans Les Marins Perdus on sent un déficit d’émotion… on a l’impression de ne pas lire le même auteur.

Jean-Claude Izzo -  Cette histoire n’avait pas sa place dans la série noire. je l’ai écrite différemment, c’est vrai. Cela dit, des gens qui n’avaient pas lu les séries noires ont été touchés par l’émotion des Marins Perdus. On réagit à un bouquin différemment. Ce qui me plaît chez les auteurs américains, c’est que, selon le sujet, on a l’impression de lire un auteur différent parce que le style et la forme ont changé. On peut traiter différemment un même point de vue sur le monde. Dans les deux polars on a un point de vue de l’intérieur, dans les Marins Perdus on a un point de vue de l’extérieur.

Jim Harrison: « Faux soleil.» « Un bon jour pour mourir », « La femme aux Lucioles ».

James Ellroy  : « Le Dahlia Noir », « L.A. Confidential.», « Le Grand Nulle Part », « White Jazz »

James Crumley  : « Le canard sifflera mexicain » série noire. « La danse de l’ours ». (Gallimard)

Jean Malrieu :  « Avec armes et bagages », « Dans les « Terres inconnues et quotidiennes », « Le nom secret ».

Gabriel Audisio:  « Le vaudois du Lubéron ., « Les français d’hier ..

Naguib Mahfouz , Prix Nobel: « le voleur et les chiens.» (Babel), « Vienne la nuit» (Denoël,
« Impasse des deux palais ». (Lattès 1985).