Critiques
LIVRES
TOTAL KHEOPS
– Samedi 7 Avril 2001
Emission tournée à Enghien-les-bains (France 3 – Un livre un jour)
Disparu au début de l’année dernière, Jean-Claude Izzo lui aussi semble «plus grand mort que vivant». On n’a jamais autant parlé de cet écrivain d’abord marginal, à qui l’on doit une dizaine de livres, dont certains, les romans policiers en particulier, ont connu une grande faveur publique. Son personnage familier, l’inspecteur Fabio Montale, comme Izzo d’origine italienne, la ville de Marseille, premier protagoniste de ses histoires, sont devenus des références. Gallimard réédite, dans sa collection de poche Folio Policier, la trilogie de Jean-Claude Izzo.
Voici un extrait exemplaire du premier volet, Total Kheops: “Il passa l’après-midi à repérer les lieux. Monsieur Charles, comme on l’appelait dans le Milieu, habitait une des villas cossues qui surplombent la Corniche, des villas étonnantes, avec clochetons ou colonnes, et des jardins avec palmiers, lauriers-roses et figuiers. Quitté le Roucas-Blanc, la rue qui serpente à travers cette petite colline, c’est un entrelacs de chemins, parfois à peine goudronnés. Il avait pris le bus, le 55, jusqu’à la place des Pilotes, en haut de la dernière côte. Puis il avait continué à pied. Il dominait la rade. De l’Estaque à la Pointe Rouge. Les îles du Frioul, du Château d’If. Marseille cinémascope. Une beauté. Il aborda la descente, face à la mer. Il n’était plus qu’à deux villas de celle de Zucca. Il regarda l’heure. 16 heures 58.”
Comme on le devine, un crime va suivre, puis une enquête et sa conclusion. Izzo sait parfaitement raconter tout cela, mais ce n’est pas là la singularité de son talent. Ce qui transperce ici, c’est une sensibilité qu’il laisse apparaître. Lisez la description qu’il nous offre de Lola la Gitane, si brune dans son peignoir jaune paille, et osez venir me dire qu’elle ne vous donne pas la chair de poule.
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CHOURMO
« Il y avait peu de monde à cette heure. Des vieux. Une mère qui donnait le biberon à son bébé. Je me surpris à fredonner Chella Ila. Une vieille chanson napolitaine de Renato Carosone. Je retrouvais mes marques. Avec les souvenirs qui vont avec. Mon père m’avait assis sur la fenêtre du ferry-boat et il me disait : « Regarde, Fabio. Regarde. C’est l’entrée du port. Tu vois. Le fort Saint-Nicolas. Le fort Saint-Jean. Et là, le Pharo. Tu vois, et après c’est la mer. Le large. »
Avec Chourmo, Jean-Claude Izzo, l’auteur de Total Kéops, revient flâner du côté de la place de Lenche, rôder aux abords des rochers de l’anse de la Marronaise avant d’aller torcher un Macdo au Merlan… Et comme tout le monde à Marseille, l’auteur de ces lignes s’est promis de lire Chourmo deux fois : une pour répondre pour à l’excitation d’y retrouver les décors de la ville aimée, l’autre pour entrer dans le roman de papier et découvrir les histoires inventées par l’auteur. Alors ?
Alors Chourmo est un roman touffu qui s’attache, dès sa dédicace, à traiter le réel : « A la mémoire d’Ibrahim Ali assassiné le 24 février 1995 dans les quartiers nord de Marseille, par des colleurs d’affiches du Front national. » Ouvrir la première page de Chourmo c’est faire un tour dans la rue, ne jamais cesser de flâner pour découvrir quelques idées de la vérité derrière le décor de tant de mensonges. Chourmo est porté par l’ambition du roman total, celui qui se mêle de l’air du temps, des extrémismes politiques, FIS, FN et GIA qui s’entendent comme larrons en foire pour mettre en musique les stratégies de la tension. On y rencontre des figures si humaines, comme ces anciens à la langue d’Homère que l’on écoute avec le plaisir qu’on prend à mordre dans les figues bleues. Mômes amoureux des arcs-en-ciel, ancêtres ritals, nabos, chiens des quais des années 50. Dans Chourmo, on retrouve le parfum du figatellu grillé avec des patates persillées et du vin aux senteurs d’eucalyptus et de romarin. Izzo nous redit les plaisir de la pêche au broumé, bâteau à l’ancre, et l’appât huileux qui s’étend sur la mer avec sa pâte de sardines broyées et de pain…
Les lecteurs de Total Kéops retrouveront Fabio, son passé d’ancien flic, des passions de pêche entre l’île Maïre et celles de l’archipel de Riou, le bistrot des Goudes où Fonfon, le patron, n’autorise à sa clientèle que le Provençal avec une nette sympathie pour la Marseillaise.
Chourmo tente une fresque où s’entremêlent les complexités marseillaises. Celles des intégrismes religieux et des manipulations politiciennes, le boulot commun des flics nets et l’autre, « le travail » des marrons et des minables. Mais aussi la galère que mène la jeunesse pour contourner les écueils qui se dressent ça et là : des malins barbus qui promettent la vie éternelle et des hommes doubles qui ne mettent jamais leurs oeufs dans le même panier…
Il faudra s’y faire, Jean-Claude Izzo, écrivain du dissensus, s’attache à donner une histoire à ceux qui n’en ont pas et avec l’oeuvre qui s’ébauche, Marseille et son peuple n’ont pas fini d’être à la fête.
Alain Dugrand
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LES MARINS PERDUS
par Dinah Brand
Lire, mai 1997
Jean-Claude Izzo raconte ses romans à la flemmarde. Installé à la terrasse d’un café, au soleil, sirotant son pastis, il laisse Marseille couler dans ses veines, l’envahir doucement comme un alcool qui tourne la tête. Il l’aime, sa ville, la chante sur tous les tons, la regarde vivre avec passion, regrette ses métamorphoses, ses déchéances et ses erreurs. Après avoir suivi du regard et du cœur les gamins de banlieue, Jean-Claude Izzo se penche sur les marins du port; ces hommes qui, comme chez Marcel Pagnol, sont mariés avec la mer et ne supportent pas cette terre qui ne tangue plus assez sous leurs pieds.
Evoquant les cargos qui doivent rester à quai lorsque l’armateur pourri fait faillite, le romancier raconte la vie, l’amitié et les haines de trois hommes, contraints d’attendre le bon vouloir d’un acheteur hypothétique pour repartir enfin.
Abdul Aziz, le capitaine libanais, Diamantis le Grec, Nedim le Turc, ne quitteront-ils donc jamais ce rafiot qui n’en finit plus de rouiller? Ils se refusent à l’abandonner, même si l’espoir s’amenuise, et rêvent de leurs femmes trop aimées, mal aimées, pour tenter de se maintenir la tête hors de l’eau. Autour d’eux, Marseille et son port tisse sa toile, les protégeant et les envoûtant chaque jour un peu plus.
Jean-Claude Izzo n’a vraiment pas son pareil pour tirer son lecteur vers l’émotion la plus vive. Il parle de meurtre mais surtout de passion, d’amour et de désespoir, et ses romans noirs, ancrés dans la vie, savent mêler la réalité historique et la réalité sociale avec une écriture aussi romanesque que romantique.
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LE SOLEIL DES MOURANTS
par Gilles Pudlowski
Le Point – 27/08/1999 – N°1406
Une vie en miettes
L’auteur de « Total Khéops » quitte la Série noire pour rejoindre la littérature avec le portrait au noir d’un « sans-domicile fixe ». Une immense bouffée d’amour.
Ela commence par une mort ordinaire, lors d’un rude hiver à Paris : celle d’un SDF sur un banc de métro à Ménilmontant. Et cela s’achève sur le regard d’un autre homme : SDF, lui aussi, en bout de digue, au pied d’un phare vers le lointain et le soleil, à Marseille. Entre les deux, une vie en miettes : celle d’une silhouette déplacée dans le monde d’aujourd’hui.
Un roman de rentrée ? Davantage le grand retour d’un auteur à facettes. Homme de clan : le sien. Il y a, dans la France des lecteurs, les amateurs d’Izzo, le clan des fans d’Izzo, les amoureux fous d’Izzo. Ils connaissent par coeur les aventures de Fabio Montale, flic romantique et désespéré, devenu privé, redresseur de torts sans grand espoir anti-Front national, dans un Marseille gangrené par la Mafia et le racisme.
Vrai ou faux tableau ? Peu importe. En trois livres – « Total Khéops », Chourmo », « Solea -, Izzo a imposé une marque, créé un style, imaginant des personnages à lui, bâtissant sa petite comédie humaine, avec ses codes et ses repères. C’est cette force-là que l’on retrouve dans son nouveau livre.
L’histoire ? Celle de Rico, qui voit mourir son copain Titi sans pouvoir tenter quelque chose. La faute à qui ? Aux gens qui l’ont laissé crever ? A la RATP ? Au grand froid d’un hiver de hasard ? Rico a juste la force de se révolter contre la disparition brutale de son ami, balbutiant quelques borborygmes, se ressouvenant de leurs espoirs de « Clochards célestes », faux héros à la Kerouac, vrais zombies d’aujourd’hui.
Seul, il reprendra la route vers le sud, se rappelant sa vie heureuse, jadis avec sa femme Sophie, son fils Julien, qu’il ne peut plus voir, ses voyages professionnels, ses retours dans sa Bretagne pluvieuse, ses souvenirs amoureux, lumineux, à Marseille, l’amour juvénile de Léa. Puzzle, vie en miettes, flash-back : sur la route, Rico se rappelle, rumine ses souvenirs, refait le film de son existence.
Il participe à un braquage minable à Paris, récupère une parka neuve, s’embarque par le train vers le soleil du Midi, s’arrête à Valence, est recueilli un temps par Mirjana, une prostituée originaire de Bosnie, qui a souffert plus encore que lui. La route n’est pas achevée. Il est passé à tabac par des maquereaux en vadrouille, est laissé pour mort. Mais survivra, vers le soleil, face au soleil. Retrouvant Marseille avec un peu d’espoir. Il sera alors « raconté », et c’est la seconde partie du livre, par Abdou, un jeune beur, errant et fugitif lui aussi, avec lequel il se liera d’amitié.
« Le soleil des mourants » : le titre le dit assez. Il s’agit d’un cri blessé en faveur des laissés-pour-compte de la vie. La déglingue, l’alcoolisme, la jalousie morbide, le laisser-aller, la désespérance : tout ce qui fait chuter un être humain dans la plus noire solitude est raconté avec une sorte de passion froide. Izzo n’a pas rédigé un « roman sociologique ». Il s’est mis dans la tête de son personnage, liant, comme il le dit lui-même en préambule, des histoires réelles entre elles, se documentant avec sérieux, comme il l’avoue in fine.
Et le roman sonne vrai, fait mouche, frappe au coeur. Qu’est-ce qui se passe et a pu se déglinguer dans la tête d’un oublié du monde ? Voilà le vrai sujet de ce livre qui, sous son apparence antilittéraire, crue et nue, sa violence célinienne parfois argotique, sa vraie sobriété, produit une petite musique poétique et intime. Les titres de ses chapitres, comme dans les fameuses Série noire citées plus haut, ont la beauté de complaintes à la Villon, de refrains à la Brel ou à la Ferré : « Là où percent l’amertume et la grandeur des rêves », « Des instants de rien, volés au temps qui passe » ou encore « L’éternité ne dure qu’une nuit ». Et, vers la fin, ce message d’espoir : « La vie est parfois plus belle que les rêves ».
La force d’Izzo, dernier de nos romantiques, est de donner de la chaleur à son lecteur, comme une immense bouffée d’amour, tout à la fin d’un roman de compassion froide et de tendresse blessée. C’est beau comme un soleil noir, tragique et désespéré.
Par Olivier Le Naire
L’Express du 09/09/99
Izzo chez les SDF
Le père de Fabio Montale se penche sur les exclus. Mais les bons sentiments ne font pas toujours un grand roman
Ça n’a pas pris longtemps. A peine était-il en librairie qu’une nuée de fans se précipitaient sur ce roman comme une horde d’affamés à la soupe populaire. C’est qu’en quelques années Jean-Claude Izzo est devenu une vedette. D’abord il y eut cette trilogie marseillaise où Fabio Montale, flic désabusé au coeur tendre, enquêtait dans les milieux interlopes et racistes de la capitale phocéenne. Puis le succès des Marins perdus, l’histoire de trois hommes révoltés laissés à quai par la société établie. Cette fois, avec Le Soleil des mourants, où il suit l’errance d’un SDF, Jean-Claude Izzo peut espérer atteindre les 100 000 exemplaires.
L’histoire est donc celle de Rico, plaqué par sa femme, délaissé par son fils, viré par son employeur, qui se retrouve dans le métro à dormir entre deux cartons. Comment a-t-il pu descendre si bas? C’est ce que tente de comprendre notre antihéros alors qu’il entreprend son voyage vers Marseille pour «aller mourir au soleil». De banc de gare en squat glauque, il revoit sa vie et sa déchéance partagée avec d’autres vaincus de la vie: Titi, le copain moribond de la station Ménilmontant; Abdou, l’Algérien brûlé au visage alors qu’il tentait d’entrer clandestinement en France; Mirjana, la prostituée bosniaque cassée par la guerre…
Face à ce livre, soit on est touché par l’émotion qu’Izzo sait transmettre grâce à son savoir-faire, son évidente sincérité. Soit on s’agace, tant les bons sentiments ne donnent pas forcément de la bonne littérature. N’est pas Hugo qui veut. Car le style et l’imaginaire d’Izzo sont plats comme un parking de supermarché. Quand Rico est énervé, il crie: «Putain de bled!» Quand il a froid: «Putain d’hiver!» Quand il est triste: «Ce que je voulais, c’était être heureux!» Ici, les prostituées s’endorment avec Saint-John Perse et les clochards s’imbibent de Somerset Maugham autant que de gros rouge. Bref, on reste sceptique sur ce roman si manichéen qui, à force de vouloir se colleter avec la réalité, finit par la caricaturer. Sur le sujet, lisez plutôt King, de John Berger, ou Ripley Bogle, de Robert McLiam Wilson, et vous verrez comment, en plaidant pour les SDF, on peut aussi faire de la littérature.
Libération
Le 30/9/99
D’abord, obligé, il y a l’aînée, cette Misère à laquelle font bientôt suite les jumelles Habitude et Résignation, avant qu’arrive sur le tard, comme une enfant de l’amour, la benjamine Révolte. Passé pas mal d’automnes à Restos du cœur et d’hivers de soupes populaires, Misère est devenue une grande belle fille; elle fait chanteuse de charité à la télé, en extra, lors des froides saisons. Ses cadettes grandissent banalement, qu’on reconnaît, familières comme l’homme de la manche dans le métro du matin ou un carton sur le trottoir du soir. Pour la petite Révolte, elle apprend à s’écrire. C’est difficile. Pour Jean-Claude Izzo et John Berger qui lui tiennent la main, c’est difficile aussi.
Jean-Claude Izzo, qui s’est taillé une gentille notoriété dans le roman noir à ambition sociale (1), fait de sa mauvaise conscience de nanti relatif le moteur d’un livre à propos duquel il affirme d’emblée, en note préliminaire, qu’«il serait faux d’affirmer que ce roman est purement imaginaire. Je n’ai fait que pousser à bout les logiques du réel, et (…) inventer des histoires à des êtres que l’on peut croiser chaque jour dans la rue. Des êtres dont le regard même nous est insupportable.» Conséquemment, pour narrer l’exemplaire histoire de Rico broyé par un processus inéluctable (séparation conjugale, licenciement, clochardisation), Izzo va assembler des morceaux de l’actualité malheureuse des années 90 – les années des «sans»: sur fond de crise économique et de guerres civiles en ex-Yougoslavie et Algérie, des miséreux «basculent», s’étripent, se terrent et meurent, le plus souvent de froid désespéré.
Le soleil des mourants, qui nous fait revisiter tous les passages obligés de la décomposition sociale, se voudrait un cri, mais Izzo n’a pas, ou n’a plus, les moyens de crier. De son passé de militant communiste, il conserve bien quelques velléités (2) d’explication du monde, quelques restes de rage ponctuelle, quelques généralistes convictions sur la nature du bien et du mal, mais n’ayant plus d’outil que sa plume pour promouvoir celui-là et combattre celui-ci, il n’a guère à offrir, en guise de morale et d’épilogue, qu’un terrifiant – et décourageant _ sentiment de fatalité. Est-ce pour l’adoucir que Rico viendra mourir au soleil de Marseille, fonds de commerce régionaliste trop artificiellement accommodé dans une deuxième partie qui dénature la noirceur du propos (3)? De livre en livre, Izzo se replie à l’ombre de Notre-Dame-de-la-Garde comme on se résoud à un pis-aller, vague sursaut individuel avant l’extinction des feux. A contresens de son projet revendiqué, il faut déplorer que l’écriture platement documentaire (comme un gage de réalisme) de ses bons sentiments impuissants banalise à sa façon «l’insupportable». Quand il faudrait nous secouer, Izzo parvient à peine à nous émouvoir.
(1) Cf. sa trilogie Total Khéops, Chourmo et Soléa (Série noire, Gallimard).
(2) Ainsi lorsque Rico croise à Avignon Mirjana, jeune prostituée, réfugiée bosniaque dont les parents ont été massacrés par les Serbes: Izzo lui fait dire que «les Bosniaques musulmans ont fait pareil, plus tard (…) Tous étaient prêts pour le pire, depuis les triomphes des partis nationalistes aux élections de 90». Même rangé des bagnoles staliniennes, Izzo a oublié que le forcené qui, dès avant 1990, attisa le nationalisme grand-serbe, s’appelle Slobodan Milosevic.
(3) Car périr le nez dans le ruisseau de Vesoul ou au soleil du Vieux-Port, quelle différence, pour celui qui n’a plus rien?
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MARSEILLE par Cédric Fabre
L’Humanité, 25 Novembre 2000
Photographie. Marseille. Fruit d’une amitié et de deux regards complices sur la cité phocéenne, le livre Marseille, bâti sur un texte de Jean-Claude Izzo et sur des photos de Daniel Mordzinski, est fait de » caresses » sur une ville aussi sensuelle que dure.
Images d’une ville en » partance «
» On ne comprend rien à cette ville si l’on est indifférent à sa lumière. Elle est palpable, même aux heures les plus brûlantes. Quand elle oblige à baisser les yeux. Marseille est ville de lumière […] . Marseille est un mythe. C’est ça, seulement, qu’il y a voir. · épouser. Le reste peut y être aussi futile, ou vaniteux, qu’ailleurs.
» On pourrait même dire que Marseille est à l’image de ces fausses blondes que l’on croise dans ses rues. Elles ne donnent à voir que ce qu’elles ne sont pas » : ce sont les mots de Jean-Claude Izzo. Peut-être est-ce la raison pour laquelle l’écrivain – disparu en janvier dernier – pensait que sa ville ne se » photographiait pas « . Dans ses écrits – poèmes ou romans -, l’auteur faisait de Marseille le personnage principal, investi, en son cour même, par le rêve de rivages lointains. Le livre Marseille laisse percer cette poésie de l’auteur, son tendre – et à la fois douloureux – regard sur sa ville. Les photos de Mordzinski invoquent l’esprit de la cité davantage qu’elles ne la » représentent « … Toute grande ville est un puzzle, une constitution de fragments, et une fois immortalisées, les images restent une tentative d’approche, voire de douces caresses…
Ce travail est le fruit d’une rencontre entre l’écrivain et le photographe en 1988. » L’amitié qui nous a réunis à Strasbourg nous a suivis jusqu’à Saint-Malo, à la naissance du festival Etonnants voyageurs. C’est là qu’au cours d’un dîner, Jean-Claude et moi avons parlé d’unir nos regards sur Marseille […] . Mais le choc inattendu de sa maladie a brutalement interrompu notre projet […] . Il est mort en nous laissant au moins la consolation de ses mots beaux et lucides. Pourtant je sentais que, dans ce dialogue interrompu sur Marseille, j’avais encore tant de choses à lui dire, dans ma langue d’images… « , raconte le photographe. Encouragé par Michel Le Bris et la femme de Jean-Claude Izzo, le travail a finalement été poursuivi et enfin publié.
Sous l’oil du photographe, l’Homme est petit, souvent réduit à des silhouettes coincées dans l’immensité du paysage urbain, au cour de cette extraordinaire esthétique industrielle, ces immenses grues sur les docks, colosses de métal, et, dans la profondeur du champ, ces massifs montagneux qui sont les remparts de la ville, qui en font définitivement un port. D’ailleurs, Izzo note que » Marseille n’est pas provençale « , et s’élevait contre ceux qui voulaient lui faire rompre avec son identité de port du Sud, oriental ou africain… De fait, les gros plans sur les visages sont des sourires aux éclats multiples, qui rappellent Marseille à son cosmopolitisme.
Tout est démesuré, ici, et c’est sans doute cette démesure qui donne sa vraie place à l’homme, un simple passant, arpenteur d’une cité de tous les exils : » Ici, celui qui débarque sur le port, il est forcément chez lui. D’où que l’on vienne, on est chez soi à Marseille. […] . Marseille est notre morale du monde. J’aime croire que Marseille n’est pas une fin en soi, mais seulement une porte ouverte. Sur le monde, sur les autres « , écrit encore Izzo. Les photos rendent compte d’une certaine ambiance de » partance » qui flotte dans l’air. Que ce soient les enseignes de navires, les noms des » pointus » – petits bateaux de pêche -, ces mâts que l’on sent bouger et se frotter les uns aux autres au gré du zéph qui les fait chanter… Peut-être cela se lit-il sur les visages de ces hommes et ces femmes, qui, tout en ouvrant, trahissent une expression d’attente… Ces femmes au marché des Capucins, cet homme en espadrilles attablé dans un bar…
Mordzinski a réussi à saisir l’inachevé propre à Marseille. Et, en même temps, la perpétuation des histoires d’exils, marquées dans la pierre, dans les noms des rues. » Ici, on ne pense pas. Après seulement. C’est après que l’on songe à toutes ces heures de la vie où il aurait fallu apprendre, et à celles où il aurait fallu oublier » : Izzo disait le présent innommable et, en même temps, tentait de traquer une sorte d’éternel présent… Complice, le photographe a su » s’en prendre » aux permanences de la cité, avec un regard humble, qui sait la prééminence d’une ville sur les destins individuels. L’univers d’Izzo a été compris par le photographe, puis » recadré » par lui, ce qui donne sa magnificence et sa singularité à cette ouvre commune. D’ailleurs, Mordinski dit : » Tous les yeux voient la même chose ? J’en doute. Le regard est peut-être le plus personnel de tous les attributs humains. On peut partager des idées, des sentiments, mais la façon de regarder le monde est toujours unique, une sorte d’empreinte digitale de l’âme. Ce n’est qu’en travaillant côte à côte, en portant le même regard sur le même objet que cette distance arrive à se réduire au minimum, même si elle ne disparaît jamais. C’est pourquoi j’aime travailler avec des amis écrivains. » Avant Izzo, l’oil de Mordzinski avait » flirté » avec le regard de Luis Sepulveda et de Manuel Fajardo…
Ces regards complémentaires constituent aussi une mémoire, dans une ville qui aime à pratiquer l’automutilation, toujours dénoncée par l’écrivain, qui s’insurgeait contre les amputations infligées par les » urbanistes conseils « …, au cours desquelles l’ancien café-théâtre l’Alcazar, où chanta Vincent Scotto, a finalement été détruit : sa superbe et légendaire façade a croulé sous les coups des machines… Certaines photos – ironiques ? – montrent des bulldozers semblables à des carcasses abandonnées qui font corps avec ces amas de blocs de pierre et de ferraille, derniers vestiges des immeubles abattus par l’engin.
Par Olivier Le Naire
L’Express du 18/01/01
Tous ceux qui ont aimé Jean-Claude Izzo – l’homme ou ses livres – seront forcément touchés par ce bel ouvrage dédié à sa ville, Marseille, et terminé sans lui, hélas! Illustré par son vieux camarade Daniel Mordzinski, qu’il emmena à la rencontre d’une autre Marseille, d’une Marseille secrète, loin des clichés et des idées toutes faites, Izzo regarde avec le coeur cette planète en réduction, comme «un pain à partager entre tous». Des bars aux poissonneries, des marchés aux ports, des églises aux mosquées, des grand-places aux ruelles, une balade pleine de charme, de couleurs,