Aspects de Maiakowski

Par Jean-Claude Izzo

 

Nul d’entre nous ne sait ce qu’il adviendra de la poésie dans les années à venir. Peut-être bien que d’autres formes d’art réduiront à l’enfance de la poésie ce que les meilleurs poètes d’aujourd’hui ont écrit. Nul ne sait donc ce qu’il en adviendra de la poésie de Maiakowski.
Et pourtant, comme l’écrivait Elsa Triolet, « peu d’hommes ont laissé une trace aussi profonde dans les mémoires. »
Aujourd’hui dans la patrie de Tolstoï, de Dostoïevski, de Gorki, dans la patrie de Meyerhold, de Eisenstein, de Prokofieff, dans la patrie de Lénine, aujourd’hui comme au lendemain de sa mort Maiakowski est vivant.
Et il manque !
Il manque à des millions d’hommes et de femmes qui lisaient ses œuvres, à des milliers et des milliers de jeunes qui venaient l’entendre réciter ses poèmes ; ses vers manquent à la une des journaux ; ses pas de géant ( il mesurait deux mètres ) ne résonnent plus et manquent aux rues de Moscou. « Il manque partout où il faut avoir du génie ».
Une chose est certaine Maiakowski fut le dernier grand poète russe et le premier grand poète soviétique, celui qui en octobre 1917, écrivait :

« Citoyens !
« Aujourd’hui s’écroule l’antan millénaire.
« Aujourd’hui se vérifie la base des mondes,
« Aujourd’hui
« Jusqu’au dernier bouton de vêtements nous transformerons la vie à nouveau. »
« Je suis poète… »
Né le 7 juillet 1893, après une jeunesse pauvre à Moscou, il écrit.
« Suis prolétaire.

Explications inutiles.
Vivais tel que ma mère m’a fabriqué en accouchant de moi. »
Ainsi était-il et il écrivait des vers.
« Je suis poète. C’est ce qui fait mon intérêt. C’est de quoi j’écris. »
Ainsi allait-il combattre.
« Toute ma force sonnante de poète
Je te la donne,
Classe à l’attaque. »

Maiakowski a voulu comme poète assumer la révolution. De ce fait, toute son œuvre nous fait plonger dans sa vie, dans la pratique de la vie, de la révolution, de la poésie, comme une seule et même pratique.
1905. Les événements politiques seront marquant pour Maiakowski. La poésie d’alors aussi. Cette année-là est en quelque sorte à la base même de son engagement politique et poétique.

« Arrivée de ma sœur de Moscou. Exaltée. Elle me donne en cachette de longs feuillets. Ils me plaisent, c’est audacieux. Je m’en souviens encore maintenant. Le premier :
« Ravise-toi, camarade, ravise-toi frère.
« Jette vite ton fusil à terre.

Et encore un autre, avec une fin comme ça :
« …Ou alors un chemin différent
« Chez les Allemands avec fils, femme et mère… ( il s’agit du tzar ).
Ceci était la révolution. Ceci était en vers. Vers et révolution se sont comme associés dans ma tête. »

La voie est ouverte. Le chemin est tracé. Maiakowski va « foncer tête baissée ». Il va lire toutes les brochures clandestines : Engels, Kautsky, Lassalle, Liebknecht… Marx.

Au bout de cette formation il y a l’engagement politique l’adhésion en 1907 au Parti Social-Démocrate ( Bolchévik ). Il devient propagandiste militant, il est élu au Comité de Moscou. Il aboutira en prison une fois, deux fois…
Là, il va découvrir la littérature. C’est ce qui lui fera dire : « La prison c’est ma révolution à moi ».

« J’en sortis très agité…
« Que puis-je opposer à l’esthétique de ces vieilleries ? Est-ce que la révolution n’exigera pas de moi d’avoir passé par une école sérieuse ? Je suis allé voir un camarade, qui alors était pour moi un camarade du Parti, Medvédiev : « Je veux faire un art socialiste ».
Serivja a longuement ri :
« T’as les yeux plus gros que le ventre ».
Je crois tout de même qu’il a sous-estimé mon ventre ».
J’arrêterai mon travail de militant. Je me suis mis à étudier ».

L’engagement poétique au service de la classe ouvrière et de la révolution était pris. Les vraies difficultés de Maiakowski allaient commencer. Les attaques n’allaient pas seulement venir de la bourgeoisie réactionnaire mais aussi des intellectuels du Parti, du Parti lui-même. Il écrivit en effet un poème qui devait faire hurler :

« Le nuage en pantalon ».
« A bas votre amour
« A bas votre art
« A bas votre ordre
« A bas votre régime. »
C’était la naissance, à l’Ecole des Beaux-Arts, avec son ami Bourliouk, du futurisme russe. C’était le début aussi d’un grand amour avec Lilv Brik, la sœur d’Elsa Triolet.

Le drame de Maiakowski fut celui de tous les jeunes artistes de cette génération. Les années 1910-1920 furent dans les arts les plus tourmentées de ce siècle. L’art était en pleine révolution dans ses formes d’expression : cubisme, expressionnisme, purisme, abstrait, futurisme.
Maiakowski était de ceux-là : un puriste.
Avec ses amis, Khlebnikov Brik, il se battait âprement contre la tradition contre l’art « bourgeois ». Et ce nouvel art, prolétarien, ne pouvait, selon lui, naître que par la transgression de l’ancien.
Du coup, pour la majorité des artistes du Parti Social-Démocrate qui estimaient que l’art prolétarien n’était qu’une affaire d’origine sociale, l’avant-garde littéraire n’était qu’une résurgence de l’art bourgeois.
Maiakowski aurait pu connaître un échec. Son œuvre aurait pu être bannie, son génie assassiné…, sans Gorki, sans Lénine qu’en serait-il devenu de ce grand poète ?

GORKI ET LENINE
Le premier succès de sa carrière date de 1916.
Gorki était au faîte de sa gloire. Un soir, dans une réunion d’intellectuels, Maiakowski, sous les huées habituelles, allait réciter un fragment de « La Guerre et l’Univers ».
« Je vais réciter pour Gorki et non pour vous… », cria-t-il. « Bla bla bla ! Foutez-nous la paix ! Moulin à Vent ! », hurla le public. Gorki imposa le silence. Puis, quand Maiakowski eut finit, il se leva, lui tendit la main et lui dit : « Jeune homme, je vous félicite ».

Maiakowski avait 23 ans. Littérairement, il s’imposait enfin.
Les cadres du Parti lui restaient cependant encore hostiles. Et il en souffrit. Il en souffrit d’autant plus que pour lui le Parti c’était « le tank léninien sur lequel nous outrepassons le futur ». Le Parti c’était son espoir.

En 1922 Lénine le consacra. Non pas poétiquement, mais politiquement. Au cours d’une conférence publique, il déclarait en effet : « Par hasard, j’ai lu, hier, dans les « Isvestia », une poésie de Maiakowski sur un sujet politique… J’ai rarement éprouvé un aussi vif plaisir du point de vue politique et administratif… Je ne peux juger de l’aspect poétique, mais politiquement, c’est parfaitement juste ».

A 26 ans, cet éloge de Lénine faisait de Maiakowski le grand poète de la révolution et de l’Union Soviétique.
Dès lors, Maiakowski allait pouvoir accomplir pleinement son œuvre, s’accomplir : il fait des conférences dans les usines, y récite ses poèmes, il voyage à l’étranger. Il écrit. Il est agitateur par la poésie, par l’affiche, par la publicité. On ne voit pas sans émotion à cette exposition quelques-unes de ces fameuses « Fenêtres Rosta », ces affiches exposées dans les devantures des magasins vides. « Il nous fallait avoir une rapidité de machine ; il arrivait que la nouvelle télégraphique d’une victoire au front était quarante minutes plus tard annoncée dans la rue par une affiche en couleurs ».

PAS DE CANCANS !
Le 14 avril 1930, l’Union Soviétiquee apprend le « drame » le poète russe Vladimir Maiakowski est mort. Il s’est tué d’un coup de révolver, au cœur.
Sur sa table, une lettre :
« A tous !… Je meurs, n’en accusez personne. Et pas de cancans. Le défunt avait ça en horreur.
« Maman, mes sœurs, mes camarades, pardonnez-moi, ceci n’est pas un moyen ( je ne le conseille à personne ), mais moi je n’ai pas d’autre issue.
« Lilli, aime-moi.
« Camarade Gouvernement, ma famille, c’est Lili Brik, maman, mes sœurs et Vitoldovna Polonskaia. Si tu leur rends la vie possible, merci…
« …Comme on dit :
« L’incident est clos ».
« Le canot de l’amour s’est brisé contre la vie courante.
« Je suis quitte dans la vie.
« Inutile de passer en revue les couleurs, les malheurs et les torts réciproques.
« Soyez heureux. »
« MAIAKOWSKI ! »

En 1923 ; la RAPP ( Association des Ecrivains Prolétariens d’URSS ) est créée. Elle semble avoir surtout pour but de tyranniser les non prolétariens.
Maiakowski fait front. Il crée la « Lej », revue du front gauche de l’art.
Il fait de tout, la publicité, le cinéma, le théâtre : La Punaise Les Bains… La pièce est mal accueillie. Cet échec accentue la dépression du poète. Il a voyagé… Les ennuis de Maiakowski se déchaînent. On l’accuse d’écrire des poèmes d’amour.
Mais « pas de cancan » !
Son œuvre reste vivante aujourd’hui. Son œuvre qui a grandi la poésie, lui a donné une nouvelle dimension. De lui on ne peut oublier aucun vers, on ne peut oublier, on ne peut méconnaître ses magnifiques 3 000 vers de ce poème : « Vladimir Ilitch Lénine », dédié au Parti Communiste Soviétique et ce cri :

« En rangs, prolétaires, pour le dernier corps-à-corps !
« Esclaves, redressez vos genoux pliés !
« Armée des prolétaires, dans l’ordre, avance !
« Vive la révolution ! »
« Ceci est la seule et unique grande guerre,
« De toutes celles que l’histoire ait connues. »
Q’aujourd’hui Maiakowski soit à l’ordre du jour n’est pas extraordinaire. Le socialisme ne l’est-il pas ?